"Frères de terroirs", par Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde

Jacques Ferrandez, Yves Camdeborde, "Frères de terroirs", Rue de Sèvres, 2014Du producteur au lecteur

« Moi tout seul, je ne suis rien », dit Yves Camdeborde au début de Frères de terroirs.
Pour cette bande dessinée, accompagné du dessinateur Jacques Ferrandez, le célèbre chef est allé rendre visite à ses fournisseurs, des vignerons, éleveurs, artisans, pêcheurs qu’il connaît depuis toujours.
« Nous avions envie de faire un album ensemble, Yves et moi, explique Jacques Ferrandez. Il s’agissait de témoigner de la manière dont Yves travaille avec les producteurs qu’il va voir un peu partout en France. Ce qui m’intéressait c’est cette histoire humaine, cette histoire d’amitié et de fraternité. »
Ce n’est pas le premier ouvrage d’Yves Camdeborde, cinquante ans, dont trente-six passés derrière les fourneaux. Mais c’est la première fois que ce chef médiatique devient, à l’instar d’Astérix, héros d’une bande dessinée. Si l’on considère son combat, le parallèle avec le célèbre petit Gaulois n’est pas anodin. Et loin d’être perdu.

 

Livre d’histoire et d’histoires

Frères de terroirs, souligne Yves Camdeborde, rend hommage à l’artisanat français : « Nous, la corporation des cuisiniers, sommes des “stars”. Mais si la gastronomie française est aujourd’hui reconnue c’est grâce à nos vignerons, éleveurs, boulangers… Cette BD existe grâce à eux. »

Jacques Ferrandez © CR
Jacques Ferrandez © CR

Pendant un an et demi, lui et son compère Jacques Ferrandez qui a effectué tous ses repérages avec une caméra (car comment tenir un crayon quand une main est occupée avec un verre et l’autre avec une tartine ?), ont tellement visité de producteurs qu’il y a suffisamment de matière pour concevoir un deuxième tome.
Celui-ci couvre les saisons d’hiver et de printemps. Le prochain, en préparation, couvrira l’été et l’automne. Les hommes et les femmes qui apparaissent au fil de ce récit, patrons et employés confondus, « travaillent avec le souci du goût, la qualité du produit et le respect des sols, des saisons et de l’environnement ». Certains d’entre eux, comme Marcel Lapierre, décédé en 2010, grâce à qui le vin naturel n’est plus une incongruité sur les grandes tables, sont des précurseurs.
Tout comme Yves Camdeborde lui-même, qui, au début des années 1990, formé au Crillon par le chef Christian Constant, invente avec quelques amis le concept de bistronomie : « Une manière de mettre en pratique le savoir-faire de la grande cuisine des trois étoiles sur la table d’un bistrot. »
Sébastien Lapaque, dans son savoureux Chez Marcel Lapierre, (Stock, 2004), écrit : « À rebours de la démarche ésotérique, ou purement financière, de certains coureurs de macarons Michelin, Yves Camdeborde est un cuisinier qui aime partager sa passion en donnant à manger aux gens, Un chef qui veut passer plus de temps avec son équipe qu’avec son banquier. Rester en cuisine comme on reste en vie. »
Frères de terroirs, que préface le même Sébastien Lapaque, en est l’illustration.
 
Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde, "Frères de Terroirs", page 7 © Rue de Sèvres, 2014
Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde, “Frères de Terroirs”, page 7 © Rue de Sèvres, 2014

 
 

Ma main c’est mon intelligence

Cette BD est bien plus qu’un carnet de voyage, genre dont Jacques Ferrandez – formidable coloriste qui restitue avec autant de justesse poétique les brumes opaques de la Loire que les bleus tranchants des ports de pêche basques – s’est rendu maître.
« Manuel » de géographie – puisqu’on y parcourt la France, ses collines, ses rivières, ses mers et océans –, livre d’histoire et d’histoires, livre d’heures où l’on voit défilé les saisons et les jours et le travail patient de l’homme et de la nature, il réconcilie ce que la pensée commune juge inconciliable : le plaisir et le labeur, la main et la tête.

Yves Camdeborde et Nagui lors de la soirée de présentation de "Frères de terroirs" aux éditions Rue de Sèvres, le 21 octobre 2014 © CR
Yves Camdeborde et Nagui lors de la soirée de présentation de “Frères de terroirs” aux éditions Rue de Sèvres, le 21 octobre 2014 © CR

«La main, elle est guidée par mon intelligence. Ma main c’est mon intelligence », dit Yves Camdeborde. Toutes les histoires se suivent au fil d’un récit habilement construit, une sorte de «marabout de ficelle » qui fait passer le lecteur du Domaine Gramenon de Michèle Aubery-Laurent – fameux côtes du rhône nature dont le musicien François Hadji-Lazaro, l’un des figurants de ce road-trip, est un adepte de longue date – à un atelier de cuisine mené à la prison d’Angoulême, d’une promenade au milieu des vignes de côte-rôtie, réimplantées grâce à la ténacité de Gilles et Alice Barge, à la découverte du beurre de Réjane et Jean-Yves Bordier, d’une pêche au homard au large de l’île Chausey à une pêche au brochet sur la Loire.
On découvre les couteaux de Yves Charles, les chèvres du couple Vandaele, la viande des bouchers Desnoyer, les tomates et les fleurs de courgettes de Jean-Charles Orso. Entre certains récits figurent des recettes simples à réaliser. Car Frères de terroirs est didactique, aussi.
Au fil des pages on apprend la définition exacte du lait, ce produit célébré par toutes les civilisations, que le Beaujolais était prédestiné à devenir une grande région viticole, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un chien de race pour chasser la truffe, qu’avant de créer l’Économe, fameux (et très utile) couteau de cuisine, son concepteur fabriquait des sabres.
On apprend aussi qu’un cuisinier, selon Yves Camdeborde, « c’est le mec qui prend le produit et qui le transforme. Et qui fait le boulot ».
 
Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde, "Frères de Terroirs", détail de la page 38, le côte-rôtie, vingt-quatre siècles d'histoire © Rue de Sèvres, 2014
Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde, “Frères de Terroirs”, détail de la page 38, le côte-rôtie, vingt-quatre siècles d’histoire © Rue de Sèvres, 2014

 

Un vagabondage sensuel

Comme le crayon de Jacques Ferrandez sait capter certaines situations impossibles à décrire par des mots, Frères de terroirs est un vagabondage, un éloge de la sensualité, du goût retrouvé, de la vie vécue, de la situation. Et du vivre-ensemble. L’anecdote n’y a pas sa place.
Sous ses aspects bonhommes c’est aussi une réflexion prospective qui parie que la France n’a d’autre choix pour s’en sortir que de tabler sur la qualité. Pourquoi donc s’échiner à se battre sur un terrain dont nous ne sortirons pas gagnants, celui du bas de gamme ?
C’est enfin un efficace traité de tolérance et d’ouverture. Dans la cuisine du Comptoir, le restaurant qu’il tient à Saint-Germain-des-Prés, Yves Camdeborde nous apprend qu’il emploie 52 employés de 14 nationalités différentes : « La force de la cuisine française, de tout temps, c’est d’avoir su évoluer au contact des cuisines, des produits et des saveurs du monde entier. »
Certes, tout le monde ne peut aller chez Camdeborde. Le chef et ses amis producteurs pointent les « coupables » : « Le plus souvent, celui qui produit gagne moins bien sa vie que les intermédiaires… Et à l’arrivée le prix est souvent inaccessible pour le consommateur. »
 

Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde, "Frères de Terroirs", vignette de la page 110, les chevriers de la vallée d'Aspe © Rue de Sèvres, 2014
Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde, “Frères de Terroirs”, vignette de la page 110, les chevriers de la vallée d’Aspe © Rue de Sèvres, 2014

 
Frères de terroirs se passe d’intermédiaire. Il dialogue avec le lecteur. Il lui ouvre l’appétit. Appétit de savoir et de découvrir. C’est, sans imprécation ni mot d’ordre, un éloge du beau, du bon et du bien. C’est, au sens platonicien du terme, un banquet.
À consommer sans modération.

Olivier Bailly

 
Jacques Ferrandez et Yves Camdeborde, “Frères de terroirs”, Editions Rue de Sèvres, 2014.
• Le site consacré à Frères de terroirs, BD et “réalité augmentée”.
Les éditions Rue de Sèvres sur Facebook.
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Olivier Bailly
Olivier Bailly

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