François Truffaut à la Cinémathèque française
D’abord, on se figure un enfant assis sur une chaise. Sa mère lui a interdit de bouger. Son unique recours est la lecture. Les livres le sauvent, le sauveront, tout au long d’une existence consacrée à sa vraie passion, le cinéma.
L’anecdote se trouve dans la biographie qu’Antoine de Baecque et Serge Toubiana ont consacrée à François Truffaut. Mais si l’auteur de ces lignes manque de certitudes quant à cette scène, il n’a aucun doute à propos de l’auteur des 400 coups : Antoine Doinel trouve la lumière en lisant La Recherche de l’absolu. Une brusque inspiration lui vaudra un zéro, l’exclusion du cours, par Petite feuille, l’instituteur qui le persécute.
Plus tard, mis aux arrêts dans Baisers volés, Doinel lit Le Lys dans la vallée, et confond Fabienne Tabard, incarnée par Delphine Seyrig, avec Madame de Mortsauf. On pourrait continuer ainsi à évoquer Balzac, dont L’Histoire des treize influence jusqu’aux rapports que le jeune Truffaut entretient avec ses amis de la Nouvelle Vague.
Un rebelle
Mais l’auteur de la Comédie humaine n’est pas le seul écrivain qui a contribué à sa formation. Jean Genet lui écrit, alors qu’il est enfermé dans une cellule pour insoumission. Il a d’abord voulu s’engager, avant de s’apercevoir que la loi militaire n’était pas pour lui.
Truffaut sera toute sa vie un rebelle, même si l’image qu’il donne, surtout au moment du succès consensuel obtenu par Le Dernier Métro, est celle d’un cinéaste académique, d’un classique, que le jeune critique impitoyable des Cahiers du cinéma aurait pu prendre pour cible dans « Une certaine tendance du cinéma français », l’article qui le fait bruyamment connaître, jeu de massacre visant certaines figures installées dans le paysage, comme Delannoy, Autant-Lara ou René Clément.
Tout cela n’est qu’apparence et l’on voit bien, en lisant le catalogue de l’exposition, que Truffaut n’a jamais été consensuel ni académique, qu’il n’a pas exécuté sans les connaître de A jusqu’à Z les cinéastes visés dans l’article, leur reprochant un manque d’ambition, une forme de mépris pour les personnages qu’en émule de Renoir, il ne pouvait partager : « Le grand malheur sur cette terre, c’est que chacun a ses raisons », disait un personnage de La Règle du jeu. Et cette sentence se décline dans tout le cinéma du maître de Truffaut. Du moins d’un de ses maîtres.
Un autodidacte
Ce que nous donne en effet à voir l’exposition, c’est combien les maîtres ont compté pour cet autodidacte qui se reprochait parfois de comprendre lentement et de n’avoir aucune des facilités que donne l’école. André Bazin, son père spirituel qui le recueille, Rossellini, dont il est l’assistant, Ophüls, Becker…On n’en finirait pas d’énumérer ses cinéastes admirés. Sans compter les Anglo-Saxons au premier rang desquels Howard Hawks, Lubitsch, et Hitchcock.
Du réalisateur du Grand sommeil, il garde l’idée qu’il vaut mieux garder un lieu central pour filmer. D’abord pour des raisons économiques, ensuite pour des questions de scénario. Du cinéaste né à Berlin, Truffaut retient tout ou presque. Et par exemple le secret perdu du cinéma muet : suggérer par l’image, par l’ellipse. Au montage, moment essentiel pour l’auteur de La Nuit américaine ou de Vivement dimanche !, il convient d’aller vite, et si nécessaire de couper. Au risque de trop couper comme il le fait avec Martine Barraqué à la table de montage, pour Les Deux Anglaises et le continent, un film qui ne s’en remettra jamais, un de ces « grands films malades », comme il les appelait.
Hitchcock reste le maître absolu, la référence, et ce avant que le cinéaste d’origine anglaise soit reconnu comme un grand metteur en scène. Dans les années cinquante, on le méprise, on ne le considère que comme un cinéaste commercial. Sadoul à gauche, d’autres critiques à droite, lui préfèrent des cinéastes soviétiques ou des artistes qui pensent. Truffaut lui donne toute sa place grâce aux entretiens qui seront un énorme succès, toujours aussi vivace.
Un artiste indépendant et méticuleux
L’exposition comme les livres édités ou réédités donnent à voir un artiste méticuleux, soucieux de garder les traces écrites de chaque projet, scénario, prenant des notes, envoyant des lettres pour expliquer, inlassablement. Une très belle lettre à Jean-Louis Bory dit sa colère à l’égard du critique qui déjà le taxe d’académisme.
Truffaut a le désir de s’intégrer, mais plus encore il reste un asocial. Ainsi, il ne s’intéresse pas à la politique, dont Godard semble un passionné, mais il signe le Manifeste des 121 en 1960 : ce n’était pas sans risque. Il distribue La Cause du peuple, avec Sartre, au début des années soixante-dix. Mais sa vie se confond avec son travail de cinéaste, avec les livres qu’il lit, relit, annote et découpe pour les adapter en trouvant les solutions qui s’imposent selon lui.
Ses personnages lui ressemblent et le « Ni avec toi ni sans toi » de Bernard (Depardieu) à Mathilde (Fanny Ardant) pourrait être prononcé par Doinel et par d’autres. À ceci près qu’ils l’adresseraient à la société, au groupe ou à un simple partenaire.
Truffaut est un indépendant et il produit ses films seuls, pour ne pas travailler sur d’autre commande que celle qu’il s’adresse. Il tourne des films sur des sujets impossibles, comme l’écrit Carole Le Berre.
Mais il maîtrise tout jusqu’aux projections de presse, ayant une idée très claire de la façon dont il doit présenter le film à tel ou tel critique. Il produit également les films des autres, notamment les premiers films de Pialat, Berri ou Doillon. Il aide aussi Godard, mais leur brouille sera violente et durable.
Esquisses et projets
Ce lecteur de Balzac cloisonne. Certains scénaristes l’aident sur les films nécessitant une documentation historique, d’autres sur les histoires fondées sur la vie quotidienne. Nul ne sait sur quoi travaille l’autre et seul le réalisateur garde le contrôle sur des projets longuement mûris, écrits sous forme de notes, d’esquisses qui s’accumulent dans des dossiers, puis se transforment, naissent ou disparaissent. On en verra beaucoup dans l’exposition.
Dans un très beau texte de Jérôme Tonnerre, en clôture du catalogue, l’écrivain qui a côtoyé Truffaut dont il était le voisin, imagine les films que celui-ci aurait réalisés. On se prend à rêver du film tiré de Léautaud dont il lisait et relisait Le Petit Ami. On voit le dernier Doinel, L’Écharpe à carreaux. Ou l’adaptation de La Petite Bijou, de Modiano.
Tiens, Truffaut, Modiano, deux enfants solitaires ayant trouvé refuge dans les livres, également touchés par les textes de Genet que le nouveau prix Nobel évoque dans Dora Bruder…
On rêvera un peu sur cette rencontre.
Norbert Czarny
• Exposition du 8 octobre 2014 au 25 janvier 2015 à la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, 75012 Paris.
• Catalogue de l’exposition, coédition Flammarion La Cinémathèque française, sous la direction de Serge Toubiana, 2014, 240 p.
• Carole Le Berre, “François Truffaut au travail”, éditions des Cahiers du cinéma, réédition 2014.