Bac de français : des "sujets d’inquiétude"…
L’écart entre les ambitions affichées dans les programmes officiels et la réalité des pratiques encadrées par l’institution n’est nulle part plus apparent que dans les sujets de l’épreuve anticipée de français.
Ceux de la session de juin 2017 méritent, à ce titre, quelques commentaires…
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Corpus et objets d’étude
Observons tout d’abord, pour le regretter, que le croisement de deux nécessités, celle de constituer un corpus et celle d’illustrer un « objet d’étude » du programme, conduit parfois à choisir des textes très secondaires. C’est le cas, cette année, de ceux réunis pour la série L, qui exhument des œuvres bien oubliées – et à juste titre – des professeurs : l’extrait des Poèmes antiques et modernes d’Alfred de Vigny aurait pu rester, comme l’homme qu’il évoque, dans la prison où l’histoire littéraire l’a confiné…
On dira que c’est là le moyen de proposer des textes ignorés des annales. Certes, mais ce critère est-il primordial ? Et ne vaut-il pas mieux, comme dans les séries ES et S, donner à commenter un texte riche (l’extrait d’Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras) même s’il est déjà “tombé” au bac quelques lustres auparavant ?
Qu’est-ce que les vers de Vigny, tirés sans ménagement d’un long poème narratif et dialogué, peuvent bien dire à des élèves de dix-sept ans ?
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Mais il y a plus inquiétant…
Un corpus de textes proposé à l’examen vaut par sa cohérence et par sa capacité à supporter un questionnement pertinent et éclairant. Ce n’est pas le cas de celui des séries ES et S qui réunit des textes trop dissemblables : le texte de Duras, central, appelle bien la question sur la sensibilité du personnage à l’univers fictif ; les deux autres, en revanche, ne permettent pas de donner une réponse claire et assurée à cette question.
L’extrait de Camus (Le Premier Homme) ne dit rien des sentiments du personnage-narrateur. On sait seulement, d’une part, que sa grand-mère est tenue en haleine par le « suspens » que ménagent systématiquement ces films à épisodes, d’autre part, que le public, dans ce quartier populaire et à cette époque, confond la fiction et la réalité. On pense ici au texte de Stendhal sur l’illusion théâtrale :
« L’année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria : “Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche.” Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’années sans que les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien ! ce soldat avait de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène. Mais un spectateur ordinaire, dans l’instant le plus vif de son plaisir, au moment où il applaudit avec transport Talma-Manlius disant à son ami : “Connais-tu cet écrit ?”, par cela seul qu’il applaudit, n’a pas l’illusion complète, car il applaudit Talma, et non pas le Romain Manlius ; Manlius ne fait rien de digne d’être applaudi, son action est fort simple et tout à fait dans son intérêt. »
Stendhal, Racine et Shakespeare, 1.
Le texte de Proust (Du côté de chez Swann) s’éloigne bien davantage de celui de Duras et rend de ce fait encore plus incertaine la réponse à la question posée : dans le premier paragraphe, le personnage-narrateur explique que le spectacle que lui présente sa grand-mère avec la lanterne magique, loin de le distraire, accroît sa tristesse et son inquiétude ; dans le deuxième, il évoque l’histoire et les images projetés avec une précision à laquelle se mêle une certaine distance critique mais sans indiquer qu’il est touché par l’univers fictif qu’il découvre, comme le voudrait la question.
Celle-ci offre ainsi une perspective trompeuse au candidat : sa lecture est biaisée par la nécessité, propre à ce genre de sujet, de la subordonner à la cohérence supposée du corpus.
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Comment induire une lecture erronée
Une des finalités de l’enseignement du français au lycée devrait être de former des lecteurs autonomes et avisés. Le traitement infligé aux textes dans cette épreuve du baccalauréat peut légitimement irriter les professeurs qui se sont efforcés d’enseigner à leurs élèves une pratique de lecture fondée sur un examen minutieux des extraits étudiés.
Or cette réaction ne peut qu’être amplifiée par la manière dont est découpé et présenté l’extrait d’Un barrage contre le Pacifique. Les deuxième et troisième paragraphes, qui constituent l’essentiel de ce texte, sont parfaitement isolables étant donné que le personnage de Suzanne incarne ici « la jeunesse » en général. Nul besoin, donc, d’avertir le candidat que « l’action se situe en Indochine » et moins encore que l’héroïne est « à la recherche de son frère Joseph » sinon pour expliquer le premier paragraphe, qui ne devrait pas avoir sa place dans cet extrait…
Certes, ce début permet de mettre en valeur, par contraste, le « bonheur » éprouvé par la jeune fille pendant la projection ; mais, précédé de l’introduction qui lui donne ici une importance indue, il peut aussi induire en erreur en faisant intervenir la situation familiale et l’« existence misérable » de Suzanne dans un moment que le texte, répétons-le, présente comme une expérience commune : « offerte à tous », elle vaut pour les « solitaires » et particulièrement les adolescent(e)s qui désirent ardemment connaître l’amour.
En outre, cette lecture erronée peut faire écran à une observation attentive du texte qui doit conclure à l’ambivalence du point de vue narratif. L’éloge appuyé, insistant, de ce cinéma “à l’eau de rose”, qui va jusqu’à lui attribuer une fonction bien supérieure à celle de « toutes les églises », est en effet suivi d’une évocation des personnages, de leur histoire et des lieux dans lesquels elle se déroule qui mêle à la compassion, à l’empathie du paragraphe précédent une multitude de notations ironiques, comiques soulignant l’aspect convenu et idéalisé de ces films. Tout l’intérêt du texte réside dans cette double tonalité, que risque de masquer l’approche compassionnelle du personnage dans le paragraphe d’introduction si mal venu.
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Des questions maladroites
Au découpage malheureux du texte de Duras s’ajoute la maladresse des questions, autre source de confusion. Leur rédaction, sans doute pour orienter les candidats dans la bonne voie, les incite à donner une réponse négative : ils seraient vraiment de mauvais lecteurs (de sujets…) s’ils soutenaient que les personnages de ces romans sont « touchés de la même manière » et que « le personnage de roman se construit […] exclusivement par son rapport à la réalité »…
Mais ces questions sont-elles aussi claires qu’elles le paraissent ?
La première, on l’a vu, présuppose un peu vite que tous les personnages, y compris les narrateurs de la Recherche et du Premier Homme, sont touchés. La deuxième souffre d’une ambigüité syntaxique et sémantique puisque la tournure pronominale « se construit » peut avoir deux sens. Un sens actif : le personnage se construit lui-même en se confrontant à « la réalité » de la fiction dans laquelle il évolue (par exemple dans les romans de formation, du Paysan parvenu à Bel-Ami). Un sens passif : le personnage est construit par le romancier dont la création est déterminée par « la réalité » de son temps mais aussi par son imagination, sa sensibilité, ses fantasmes (voyez les personnages de Zola).
Les Éléments pour l’évaluation fournis aux correcteurs de ce sujet ne font nullement état des difficultés signalées ci-dessus. Les Éléments de réponse à la question distinguent à juste titre le texte de Duras des deux autres (le narrateur de Proust « trouve ce récit assez sinistre », celui de Camus « semble goguenard devant les stéréotypes qu’accumulent ces “films en tranches” ») ; mais alors, pourquoi avoir suggéré aux candidats que tous les personnages étaient « touchés » ?
Quant au sujet de dissertation, il « interroge le parcours du personnage et les éléments de son expérience, de son environnement et de sa psychologie qui lui permettent de prendre forme et consistance aux yeux du lecteur » : il est donc interprété de manière univoque…
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Quand la rigueur devient un défaut
On imagine sans mal que les représentants de l’institution rejetteraient cette critique. Même s’ils reconnaissaient quelque confusion et approximation dans ce sujet, ils maintiendraient leur rejet avec leurs deux arguments habituels, imparables :
1. L’ambigüité de la question ne doit pas porter tort aux candidats, on acceptera donc l’une ou l’autre lecture.
2. Mieux encore : on valorisera particulièrement ceux qui ont perçu cette ambiguïté et ont envisagé les deux aspects de la question. On peut n’être pas convaincu et préférer un questionnement à la fois plus précis et plus ouvert, c’est-à-dire plus rigoureux.
Ce dernier mot fait remonter un souvenir vieux de dix ans : rigoureux, c’est justement le mot dont un IA-IPR en mission d’inspection avait qualifié des professeurs qu’il jugeait trop exigeants, c’est-à-dire peu disposés à accepter les accommodements destinés à masquer les difficultés et les échecs de l’enseignement du français, et pour lui cette rigueur était manifestement un défaut…
Jacques Vassevière
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Série L
Corpus de textes : Le Siècle de Louis XIV de Voltaire ; Les Jumeaux, acte II, scène 1, de Victor Hugo, Le Vicomte de Bragelonne, Alexandre Dumas.
Commentaire : Extrait de Poèmes antiques et modernes, d’Alfred de Vigny.
Dissertation : L’intérêt du lecteur pour une réécriture dépend-il essentiellement de sa ressemblance avec le modèle ?
Écriture d’invention : Poursuivez, en une cinquantaine de lignes, le récit de l’extrait du Vicomte de Bragelonne : une fois dans sa cellule, l’homme au masque de fer se remémore les circonstances malheureuses qui l’ont conduit en prison et exprime avec amertume sa désolation. Votre texte reprendra certaines caractéristiques du texte d’Alexandre Dumas.
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Série ES et S
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Corpus de textes : Marcel Proust, Du côté de chez Swann, « Combray ». Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, deuxième partie. Albert Camus, Le Premier Homme, première partie, chapitre 6, « La famille ».
Commentaire : extrait du texte de Marguerite Duras.
Dissertation : Le personnage de roman se construit-il exclusivement par son rapport à la réalité ?
Écriture d’invention : À la manière des auteurs de ces romans, vous imaginerez le récit que pourrait faire un spectateur / une spectatrice d’une séance de cinéma qui l’aurait particulièrement marqué(e). Votre texte, d’une cinquantaine de lignes, comportera les références au film, la description des émotions ressenties et des réflexions diverses suscitées par la représentation.
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Série Technologique
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Corpus de textes : « Le paysage dans le cadre des portières », La Bonne Chanson, 1870, de Paul Verlaine; « Trains en été », Les Éblouissements, 1907, d’Anna de Noailles; « En sortant de l’école », Histoires, 1946, de Jacques Prévert.
Commentaire : Extrait du texte « Trains d’été » d’Anna de Noailles.
Dissertation : Le rôle du poème est-il seulement de faire rêver le lecteur ?
Écriture d’invention : Un train raconte son voyage à travers des paysages, réels ou rêvés, en exprimant ses sensations et ses pensées. Le texte sera écrit à la première personne du singulier.