Fort comme la mort :
Le Molière imaginaire (2024), d’Olivier Py

La mort de Molière à l’issue du Malade imaginaire est un fait bien connu. Le film réalisé par le dramaturge et metteur en scène Olivier Py lui apporte un éclairage singulier, au prix d’une liberté féconde prise par rapport à l’histoire. En salle le 14 février 2024.
Par Martial Poirson, professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8

La mort de Molière à l’issue du Malade imaginaire est un fait bien connu. Le film réalisé par le dramaturge et metteur en scène Olivier Py lui apporte un éclairage singulier, au prix d’une liberté féconde prise par rapport à l’histoire. En salle le 14 février 2024.

Par Martial Poirson, professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8.

La mort de Molière à l’issue de la création du Malade imaginaire est un fait bien connu. Elle participe activement à la mythologie entretenue autour de l’homme de théâtre au fil des temps. Le Molière imaginaire, réalisé par le dramaturge et metteur en scène Olivier Py, parvient cependant à lui apporter un éclairage singulier, au prix d’une liberté féconde prise par rapport à l’histoire. Prenant au sérieux les idées fausses véhiculées sur celui qui est devenu au fil des siècles un écrivain national, il en fait la matière malléable de son inspiration scénaristique, dans de somptueux décors et costumes d’époque.

« On l’aime d’amour, mais ce n’est pas un grand écrivain. C’est un petit auteur du XVIIe siècle qui avait la faveur du roi et qui, pour des raisons historiques et politiques, est devenu emblématique de l’esprit français. », déclare Olivier Py dans Le Nouveau Magazine littéraire en juillet 2021 à propos de Molière. Loin de la tradition scolaire qu’il considère comme empesée, c’est plutôt au génial saltimbanque et à l’immense artiste de la scène qu’à l’écrivain national que Py, lui-même auteur, comédien, metteur en scène et organisateur de grandes rencontres théâtrales telles que le Festival d’Avignon, rend justice. Le scénario a été coécrit avec Bertrand de Roffignac, qui interprète le personnage de Baron.

Focalisé sur les derniers instants de vie de l’homme de théâtre, alors qu’il interrompt la représentation du Malade imaginaire au théâtre du Palais-Royal pour mourir dans sa demeure rue de Richelieu, quelques heures plus tard, le 17 février 1673, ce film assume une extrapolation onirique librement inspirée par la matière historique. « Je ne suis pas historien. Je fais un travail de poète », affirme le réalisateur qui se définit en « amoureux quasi adultérin de Molière » dans le long entretien du dossier de presse du film.

Il en résulte une reconstitution historique, en costumes et décors d’époque, fondée sur le plausible plutôt que le véridique, faute d’archives probantes. Il sait tirer le meilleur parti du mythe édifié au fil des siècles à partir des vides de l’histoire : « un Molière imaginaire certes mais imaginable aussi ».

Tentation de la projection autobiographique

La tentation de la projection autobiographique est forte pour Olivier Py, lui-même auteur, acteur, directeur de troupe et infatigable artisan des politiques culturelles. Elle fonde un regard singulier qui fait l’intérêt du film et contribue à l’amplification de la mythologie entretenue autour de la vie et surtout de la mort de Molière.

L’homme de théâtre est magistralement interprété par Laurent Laffitte, artiste vedette de la Comédie-Française, cette « Maison de Molière » dont il est aujourd’hui encore dévotement considéré comme le « Saint Patron ». Prenant pour source principale d’inspiration la Vie de Monsieur de Molière, première biographie sujette à caution publiée en 1705 par Grimarest, d’après le témoignage rétrospectif de Michel Baron, Py fait l’hypothèse d’un rapport amoureux entre ce jeune comédien prodige, connu pour son extrême beauté et ses relations volages, et son aîné de trente ans, Molière, qui l’a repéré dès ses 12 ans dans une troupe d’enfants et l’a formé pour atteindre la perfection de son art. Une biographie ainsi devenue fragments d’un discours amoureux.

C’est une façon de mettre au premier plan du film, qui revendique l’influence des Queer studies, le milieu homosexuel dans lequel gravite Molière, protégé par le duc d’Orléans, frère du roi, connu pour son attirance pour les hommes. Il était le favori d’une cour alors réputée dans ce premier temps du règne personnel de Louis XIV pour son libertinage et sa grande liberté de mœurs, et chef d’une troupe où les rôles de femmes mûres étaient interprétés par des acteurs.

Cette dimension homoérotique est particulièrement prégnante dans le scénario, mettant en scène un Michel Baron courtisé par de prestigieux spectateurs de la cour se disputant ses faveurs, tels le prince de Conti. Des étreintes furtives, en marge de sa relation amoureuse avec Molière et avec la coquette et rouée Armande Béjart (subtilement interprétée par l’envoûtante Stacy Martin). Autant de suppositions relevant de la vie intime des personnages historiques, mais basées sur aucune source historique probante ni témoignage digne de confiance, en dehors de la sujette à caution Fameuse Comédienne ou Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière. Publiée en 1688 pour ternir la mémoire de Poquelin et surtout de son épouse, cette nouvelle diffamatoire anonyme raconte avec complaisance les « aventures amoureuses » supposées d’Armande Béjart. De tels partis pris biographiques font basculer le film dans la fiction exploratoire, non sans révéler une certaine valeur heuristique.

Trompe la mort

Il en résulte un film d’une rare puissance symbolique, où l’historique se mêle à la métaphysique, voire à la mystique, pour évoquer ce comédien « jouant sa propre mort et se vouant lui-même à la mort ». Le film se prolonge par une réflexion sur l’épiphanie de toute représentation théâtrale qui disparaît dans l’instant même de sa performance scénique comme toute vie vouée au théâtre.

Le réalisateur ne s’interdit aucune des idées mal fondées associées à la vie de Molière, qu’il s’agisse d’évoquer la suspicion de relation adultère avec Armande Béjart, le peu de talent de Molière dans la tragédie ou le fait que Corneille aurait écrit en sous-main le Tartuffe. Sont aussi évoqués le fait que sa servante, La Forêt, aurait fait des papillotes pour sa perruque avec sa traduction de Lucrèce, s’exposant à la colère homérique de l’homme de théâtre, ou surtout qu’il serait mort sans sépulture. On raconte en effet qu’il aurait refusé d’abjurer sa profession de comédien en signant une lettre de renonciation afin d’échapper à la loi d’excommunication des comédiens imposée par l’Église catholique au diocèse de Paris. Ceci aurait contraint un curé à enjoindre le fossoyeur à creuser plus profond, puisque « la terre n’est plus sainte après cinq pieds de profondeur ».

Présentant une simple circonstance fortuite (Molière est mort avant d’avoir le temps de renier sa profession) comme un acte délibéré, le film brosse le portrait d’un artiste engagé dans un théâtre de combat, comme le rappelle le synopsis du film : « Engageant une lutte pour préserver sa dignité́, il entreprend de transfigurer sa mort en l’instrument d’un ultime éclat de rire ».

Quelques heures dans la vie d’un homme

Tout entier focalisé sur le 17 février 1673, le film montre l’agonie de l’acteur et auteur au théâtre du Palais-Royal. Cet espace scénique, qui accueille l’évocation hallucinatoire des fantômes ayant hanté sa vie, est ponctué par les mouvements de machinerie du plateau, les aléas de la vie théâtrale, les pronostics des médecins, les invectives des religieux et les commentaires désobligeants du public fortuné du balcon, qui reprennent d’emblée les rumeurs sur la vie de l’artiste : « Je n’y prête pas attention, dit la marquise d’Aiguillon dès le début du film. Je les répands ». À la fin du film, la marquise de Rohan conclura que « la gloire est une pute et la postérité une autre pute ».

Entretemps, Molière s’est effondré sur scène à la troisième salve de saluts. Il a été emporté en coulisses où il est mort sur une tenture rouge, entouré de sa troupe, dans un grand éclat de rire moqueur, affirmant « J’ai voulu vaincre la mort », tout en exprimant un ultime élan amoureux à l’égard de Michel Baron, son amant. À l’aplomb de la scène, la caméra laisse découvrir la peinture de Philippe de Champaigne, Le Christ mort, réalisée dans les années 1650.

L’audace formelle de ce film mêlant documentaire et fiction est de proposer un unique plan, sans ellipses ni coupures. Elle présente l’évolution presque en temps réel des comédiens dans l’espace clos du théâtre, tout à la fois public et intime, en ne s’autorisant que deux flashback : l’évocation rétrospective du père de Molière et celle de son premier amour, Madeleine Béjart, surgie des dessous du théâtre comme on sortirait d’enfer. Les somptueux décors rouges, or et blancs conçus par Pierre-André Weitz, à défaut de pouvoir s’appuyer sur des archives probantes, rendent sensible l’exiguïté d’un théâtre du Palais-Royal réinventé, faute de ressources documentaires, la précarité des équipements (le toit fuit), mais surtout la qualité exceptionnelle de l’éclairage à la bougie, qui donne une expressivité inimitable aux visages et focalise le spectre chromatique sur quelles couleurs fondamentales.

Des images erratiques s’immobilisent en plans fixes et font volontiers résonner le silence, car selon Py, le cinéma « est muet même quand il est parlant et en noir et blanc même quand il est en couleurs ». Il offre également la part belle aux spectateurs qui, des loges au parterre, font de la salle de spectacle un lieu de vie où l’on mange, boit, aime, s’invective, et où l’on interagit avec la scène.

M. P.

Le Molière imaginaire, réalisé par Olivier Py, sur un scénario d’Olivier Py et Bertrand de Roffignac, sortie en salle le 14 février 2024.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Martial Poirson
Martial Poirson