"Flaubert", de Michel Winock
On aurait intérêt à s’en remettre plus souvent aux historiens pour la rédaction des biographies. Eux seuls disposent des outils nécessaires à une mise en perspective diachronique ; eux seuls peuvent replacer avec précision le modèle dans un contexte socio-historique.
La règle reste vraie quand il s’agit d’écrivains, comme c’est le cas pour ce Flaubert dû à Michel Winock.
L’auteur du Siècle des intellectuels prenait un risque en se plaçant à la suite de prestigieux spécialistes tels René Dumesnil, Albert Thibaudet, Maurice Nadeau, Jean Bruneau, Herbert Lottman et quelques autres. Le pari est réussi, car ce livre passionnant parvient, sans répéter ses prédécesseurs, à nous restituer un Flaubert très crédible, tout en reconstituant une période riche en bouleversements politiques, entre la Restauration et la présidence de Mac Mahon. Ce moment stratégique de notre histoire, ainsi que le précise Winock : « La vie et l’œuvre de Gustave Flaubert s’inscrivent dans le grand siècle de transition démocratique en France. »
Trois axes
Le biographe a choisi d’avancer prudemment et de ne pas tout dire, abandonnant aux érudits la consignation exhaustive des détails d’une vie.
Trois axes le dirigent et impriment un rythme original à l’ouvrage : la chronologie d’abord, conformément aux exigences du genre biographique, qui permet de suivre les grandes étapes de l’existence de l’ « ermite de Croisset ».
À l’intérieur de ce premier registre s’insèrent – deuxième niveau – des pauses thématiques centrées sur certains épisodes remarquables (la Révolution de 1848, le voyage en Orient, la guerre de 1870 et la Commune…) ou sur certains personnages qui ont compté pour Flaubert comme Louise Colet (à qui sont consacrés deux chapitres), George Sand, la fidèle amie, Louis Bouilhet, le poète pauvre disparu prématurément, les Goncourt et leurs fielleux commentaires, la princesse Mathilde qui accueille Gustave dans son salon.
La troisième direction s’attache naturellement aux œuvres avec de substantielles études sur Madame Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale, Trois contes, Bouvard et Pécuchet. L’alternance des sujets et des tonalités nous préserve de tout ennui.
“Il faut faire dans son existence deux parts :
vivre en bourgeois et penser en demi-dieu”
Le lecteur pressé soucieux de retenir l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur Flaubert, se reportera au dernier chapitre, le trentième, au titre éloquent « Esquisse de portrait ».
Il y trouvera la synthèse des vingt-neuf chapitres précédents, le rappel des aspects dominants de l’écrivain à partir d’une clé herméneutique : l’antinomie. Flaubert, en effet, est l’homme des contradictions : il arbore un physique d’athlète mais sa santé est fragile, il est prématurément vieilli et disparaît à moins de soixante ans ; en société il se montre joyeux, truculent, adepte de la farce et de la mystification, alors qu’il souffre d’une douloureuse propension à la mélancolie ; il partage sa vie entre Paris, où il sacrifie à la mondanité et à la vie galante, et Croisset où il s’enferme dans la solitude et le travail ; son exécration des bourgeois qu’il revendique à voix haute, ne l’empêche pas de partager les goûts, les opinions, les préjugés de la classe honnie – ce qu’illustre une phrase souvent citée : « Il faut faire dans son existence deux parts : vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. »
« Écrire en artiste, décrire en historien »
L’homo duplex se retrouve dans son comportement avec les femmes : violemment misogyne, comme le veut l’époque, animé d’une farouche méfiance à l’égard des jupons, mais en même temps incapable de se passer des femmes, qu’elles soient amantes (Louise et ses « passions hurlantes », quelques autres), protectrices (sa mère, George Sand, l’aînée) ou protégées (Caroline, la chère nièce).
Contradiction encore en politique avec d’un côté un penchant atavique pour l’ordre et l’autorité et d’un autre un refus de tous les pouvoirs et une sympathie pour l’anarchie. Dans la vie sociale aussi, puisqu’il méprise l’argent, est incapable d’occuper une fonction rémunératrice mais s’agace de la cupidité des éditeurs et se voit obligé de compter suite à sa ruine causée par le mari de Caroline. En art enfin où, comme l’explique Winock, « Il est né lyrique, il se considère comme un “ vieux romantique” », et en même temps « il veut écrire sur rien, pratiquer l’impersonnalité », cultiver la perfection du style. Les manuels scolaires s’obstinent à le présenter comme un maître du réalisme alors qu’il déteste le réel et vénère le Beau idéal. « Écrire en artiste, décrire en historien », résume le biographe.
Un forçat de la plume
Ce catalogue de la complexité trouve son développement dans le corps de l’ouvrage qui s’attache à expliquer le Janus par ses origines, sa formation, ses rencontres, ses amitiés, et à le surprendre dans l’intimité de sa pensée grâce à ce monumental aveu que constitue la précieuse correspondance, peut-être le plus grand chef d’œuvre d’un écrivain mal compris de son époque, un peu de la suivante, avant d’être reconnu comme l’inventeur de la littérature moderne.
La vie de Flaubert fut celle d’un forçat de la plume (« L’encre est mon élément naturel », reconnaît-il en 1853), préférant les souffrances de l’art aux satisfactions mesquines du bonheur. À vingt-cinq ans, il concluait : « Être bête, égoïste, et avoir une bonne santé, voilà trois conditions voulues pour être heureux. » Comme il ne remplit aucune de ces trois conditions, rien d’étonnant à ce qu’il soit passé à côté du bonheur. C’est souvent le destin des génies.
Yves Stalloni
• Michel Winock, “Flaubert”, Gallimard, « Biographies NRF», 2013, 546 p.
• Flaubert dans les Archives de l’École des lettres.