« Le Fils de Joseph », d’Eugène Green, parabole biblique, ou la vérité humaine des textes fondateurs
Le Fils de Joseph est un film comme on en voit peu, une fable inspirée, située dans un contexte délibérément réaliste et même caricatural, celui du Paris des éditeurs et des critiques, dont Eugène Green fait la satire, avec leurs certitudes, leurs travers et leurs ridicules. Mais l’univers d’Eugène Green, à l’école de Bresson et d’Ozu, se caractérise par une exigence morale, formelle et langagière qui donne une grâce particulière à tous ses personnages.
Vincent d’abord (Victor Ezenfis), l’adolescent en révolte qui demande sans cesse à sa mère Marie qui est son père et s’entend répondre qu’il n’en a pas. Marie (Natacha Régnier) qui élève seule ce fils avec son salaire d’infirmière, et les pères de Vincent qu’il finit par découvrir : le père biologique, indigne de lui (Mathieu Amalric) et le père symbolique qu’il mérite et qu’il va adopter au cours d’un processus qui tient du miracle (Fabrizio Rongione).
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La Bible modèle de l’intrigue
L’humanisme du cinéaste, qui s’exprimait jusqu’ici à travers les textes littéraires (La première Éducation sentimentale dans Toutes les nuits en 2000, les contes dans Le monde vivant en 2003 ou le roman de Guilleragues dans La Religieuse portugaise en 2009), prend ici la Bible pour modèle de son intrigue. Cinq chapitres la structurent, Le sacrifice d’Abraham, Le Veau d’or, Le sacrifice d’Isaac, Le charpentier et La fuite en Égypte.
Sans entrer dans les détails des péripéties, disons seulement qu’elles répondent aux structures fondamentales de l’imaginaire humain explorées par la psychanalyse: l’Œdipe et la maternité, la recherche du nom du père, la loi qu’il doit incarner par sa rigueur morale sous peine d’être indigne et les affinités électives, plus sûres que la parenté génétique.
C’est le propre des grands textes d’être lumineusement clairs. Le réseau d’allusions bibliques centré sur ce mythe qu’on appelle aujourd’hui la ligature d’Isaac fait de cette œuvre le plus dépouillé et le plus accessible des films de Green. Il est mis en scène comme un mystère au sens religieux et sacramentel du terme, mais aussi au sens médiéval et théâtral d’une succession de tableaux animés et dialogués tirés de récits et de légendes dont l’imagination et la croyance populaire sont nourris, la Passion du Christ en général.
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Le goût de la langue et de la déclamation
Surnaturel et réalisme s’y côtoient, comme ici dans des séquences en plans fixes, filmées frontalement, avec très peu de mouvements, mais une importance capitale accordée aux dialogues. Très attaché à la déclamation, Green, à la fin des années 1970, avait fondé le théâtre de la Sapience, une compagnie qui cherchait à retrouver le parler baroque. Son dernier film était d’ailleurs intitulé La Sapienza.
Même dans son dernier roman, L’Inconstance des démons, qui paraîtra le 24 août chez Robert Laffont, Green explique longuement comment prononcer le basque, notamment le « s », « avec le bout de la langue… comme en castillan ».
Il conserve ici la diction si particulière de ses comédiens avec sa lenteur et ses liaisons systématiques qui contrastent si fort avec leur abandon généralisé par tous ceux, jeunes et vieux, qui les ont décrétées aussi ringardes que les accents circonflexes. Mais ce phrasé qui fait reconnaître immédiatement la facture du cinéaste sert ici une véritable épiphanie née de la rencontre de trois êtres de bonne volonté au milieu du cynisme ambiant. Green suspend non seulement notre incrédulité, mais notre amertume devant la brutalité des puissants, par une foi simple et pure dans la nature humaine.
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L’art, truchement de la révélation
Cette nouvelle collaboration après Le Monde vivant avec comme producteurs les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne, dont l’univers si catholique s’est enrichi cette année d’un nouvel opus, Heidi, présenté au festival de Berlin, repose sur un dogme commun, fait de sobriété, de réalisme social et d’utopie née de la même confiance en la bonté de l’homme malgré sa faiblesse. Ils ont la même vision de la transmission à double sens entre adultes et adolescents, comme elle se fait entre Joseph et Vincent.
Aussi peu de sermons dans les deux univers. Mais dans Le Fils de Joseph l’art sert de truchement à la révélation. Que ce soit la visite au Louvre, la présence du Sacrifice d’Abraham du Caravage sur le mur bleu de la chambre de Vincent ou le raffinement de la musique baroque des XVIe et XVIIe siècles de Mazzocchi, Cavalieri et Otradovic interprétée par l’ensemble Le Poème Harmonique dirigé par Vincent Dumestre que surprend la caméra de Raphael O’Byrne dans une église où chantent Louise Moaty et Claire Lefilliâtre, l’art permet la contemplation qui élève l’âme et révèle à Vincent les émotions que la vie lui a refusées. Réconcilié avec sa mère, il est prêt à tout faire pour reconstituer la Sainte Famille.
D’ailleurs toute l’esthétique du film, depuis les photos des pieds qui ouvrent le film sur l’anonyme foule parisienne (encore une signature du cinéaste qui aime enraciner ses personnages dans le réel avant de les faire décoller vers l’extase) jusqu’aux magnifiques photos d’un coucher de soleil au-dessus du Grand Palais ou des jardins du Palais Royal, rehaussées par l’emploi de la pellicule et non du numérique, réussit à révéler une beauté intime de Paris, perçue par un regard plus attentif à la réalité sensible qu’à la vérité rationnelle.
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Il faut absolument voir et méditer cette parabole moderne, cette œuvre où esthétique et morale forment une harmonie parfaite qui mène au sublime en initiant à l’univers des émotions humaines véhiculées par les textes sacrés, ces textes dits « fondateurs », encore trop peu abordés par notre enseignement.
Anne-Marie Baron