Fario, de Lucie Prost : le cri de la truite

À mi-chemin entre la chronique intime et la fable écolo, le premier long-métrage de Lucie Prost campe au bord d’un gouffre de menaces toxiques une jeunesse rurale éclairée et éclairante.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef

À mi-chemin entre la chronique intime et la fable écolo, le premier long-métrage de Lucie Prost campe au bord d’un gouffre de menaces toxiques une jeunesse rurale éclairée et éclairante.

Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef

On est entré dans l’ère des nouveaux récits. Quand d’aucuns restent tétanisés par l’écoanxiété, et que d’autres continuent à s’en moquer, certains s’en saisissent, avancent et créent pour s’en dépêtrer. Lucie Prost est de ceux-là. La cinéaste signe avec Fario un très beau premier long-métrage à mi-chemin entre la chronique d’une jeunesse ultra-contemporaine et la fable écolo résistante.

Elle pourrait s’inscrire dans une gamme de fictions éveillées où l’on trouverait L’Heure de la sortie (Sébastien Marnier, 2019), L’Été nucléaire (Gaël Lépingle, 2021), La Nuée (Just Philippot, 2021), La Petite Bande (Pierre Salvadori, 2022), ou Sabotage (Daniel Goldhaber, 2023). Fario choisissant pour sa part de laisser l’intime au premier plan, et d’ancrer les désastres du monde sur des drames intérieurs. 

Léo, la trentaine, ingénieur français expatrié à Berlin (Finnegan Oldfield, incontournable), doit rentrer cet été chez ses parents dans le Doubs pour vendre les terres que son père lui a laissées en héritage. Il est en plein désarroi, pas tant du fait de cette vente, assure-il, que de pannes sexuelles et de crises d’angoisse qu’il soigne à la cocaïne. C’est légèrement en lévitation qu’il retrouve la maison où il a grandi, sa mère, sa petite sœur Louise (délurée magnifique incarnée par Léna Laurent) et son cousin Gus (Andranic Manet, tout en finesse et en regards), qui a finalement repris la ferme paternelle. 

Un temps assez long semble s’être écoulé depuis son départ. Et Léo redécouvre ce cadre familier avec un œil mi-concerné mi-visiteur. Sa première consternation est causée par le chantier pour une mine de métaux rares qui perfore littéralement le paysage, créant un gouffre dans lequel vont plonger tous les cauchemars du film. « J’espère que personne ne va tomber dedans », souffle Louise, qui, du haut de ses huit-dix ans, fait figure de petite luciole dans ce scénario où elle virevolte autour d’adultes en deuil, comme déjà résiliente de la disparition paternelle. 

« Tu crois que papa aussi était jaune à l’intérieur ? », lance-t-elle à Léo qui dissèque une truite sur la table, soupçonnant une intoxication massive de la rivière du fait des rejets liés au forage. Lui passe ses nuits à arpenter le gouffre, au propre et au figuré. Cette rivière non nommée où son père l’emmenait pêcher fait le lit de ses tourments, reliant ses refoulés traumatiques et la nostalgie d’un paysage qui n’est plus, du fait du chantier, et du fait que l’enfance a passé. 

Il prélève ses échantillons d’eau à analyser comme on rassemble des souvenirs, naviguant entre la nouvelle vie de sa mère (Florence Loiret-Caille, toujours époustouflante) et sa complicité forte avec Camille (Megan Northam d’un naturel confondant et hypnotique), qu’il aimait et qui avait choisi son cousin.

Sur un fil entre angoisse, intuition et délire

Lucie Prost semble d’une génération et d’une trempe qui a absorbé les questions soulevées par la crise de l’époque mais aussi les échos des luttes. Elle ne se contente pas de les traduire mais veut en faire quelque chose. C’est sur le ton du constat qu’elle suspend au mur une gamme de produits toxiques pour l’environnement et les organismes et d’origines diverses : forage, épandage, drogues, tabac, alcool. « On fait comme on peut », lâche sa mère. 

Il n’y a que la mort du père qui pèse sur Fario. Le reste relève de la menace invisible que seules les truites dorées perçoivent. Et c’est ce qui permet la bascule dans le fantastique, sur ce fil tendu entre l’angoisse, l’intuition et le délire, entre des champs encore verts et des cours d’eau luisant au soleil comme à la lune, jusqu’à la source, clé de l’énigme. Et le charme opère, émanant de cette volonté de ne pas être trop explicite, et de laisser l’écriture et les interactions agir.

Lucie Prost connaît la vie rurale. Sa peinture est à mille lieues des caricatures opposant la ville à la campagne et les écolos babas cool aux bouseux bas du front. Sa jeunesse est éclairée et compétente, ouverte à l’autre, au collectif et à l’étranger, disposée à voyager et à travailler sa terre, critique et prête à déjouer les contradictions (décroissance et parentalité ?) et les pièges : « Ils attendent de nous qu’on aille déverser du purin devant la mairie, je ne leur ferai pas ce plaisir. » Scrutant le vivant derrière la surface de l’eau et l’oculaire d’un microscope, elle semble même avoir un temps d’avance sur tout, et sur tout le monde. Vigoureusement vigilante.

I. M.

Fario, de Lucie Prost, film français (1h30) avec Finnegan Oldfield, Megan Northam, Florence Loiret Caille, Andranic Manet, Léna Laurent. En salles.

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