Fais-moi peur !
Une nouvelle anthologie de Christian Poslaniec
Définissant son objet par l’effet produit, l’écrivain et théoricien de la littérature de jeunesse réserve bien des surprises dans ce nouveau recueil de récits à faire frémir, frissonner, voire trembler d’effroi.
Par Stéphane Labbe, professeur de Lettres
Définissant son objet par l’effet produit, l’écrivain et théoricien de la littérature de jeunesse réserve bien des surprises dans ce nouveau recueil de récits à faire frémir, frissonner, voire trembler d’effroi.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres
« Peur violente et soudaine causée par qqch. d’extraordinaire, de menaçant. » Ainsi, Le Robert en ligne définit-il l’épouvante. En intitulant son recueil de treize nouvelles (comme par hasard) Anthologie de l’épouvante, Christian Poslaniec, paru à l’école des loisirs, adopte une perspective aristotélicienne, définissant l’objet de son travail par l’effet qu’il produit ou doit susciter. Et l’on peut dire que cette jolie collection n’est pas sans réserver quelques surprises.
De l’inattendu dans les classiques
Du côté des classiques, on trouve évidemment Nodier, Dumas, Poe et Maupassant. La perspective chronologique met d’ailleurs bien en évidence l’évolution d’un genre dont la dimension réaliste va, semble-t-il, en s’accentuant. La Maison du lac, de Charles Nodier, relève encore de l’esthétique du conte, la vraisemblance psychologique n’y a pas plus sa place que l’hésitation constitutive de la tonalité fantastique d’après Tzvetan Todorov1. Christian Poslaniec fait le choix inattendu, en ce qui concerne l’œuvre de Maupassant, d’une réjouissante nouvelle intitulée Le Tic, s’il ne s’agit pas de la plus connue, c’est sans doute l’une des plus aptes à mettre en lumière le mécanisme qui suscite l’épouvante. Le héros et narrateur d’un récit enchâssé, qui a l’air d’un « personnage d’Edgar Poe », explique à son interlocuteur comment lui est venu le tic que ce dernier a pu observer au cours d’un repas, un geste de la main qui semble intimer à sa fille l’ordre de s’en aller. Il faut dire qu’il l’a vue réapparaître après l’avoir enterrée vivante. La référence à Poe n’a rien de fortuit, l’intrigue est une allusion transparente à sa célèbre maison Usher2 et reprend le motif de la catalepsie qui lui est si cher.
Pépites anglo-saxonnes, de Stocker à Lovecraft
À côté de ces institutions littéraires, Christian Poslaniec a déniché quelques pépites dans la littérature britannique, parmi celle-ci on retiendra la spectaculaire Squaw de Bram Stocker qui met en scène la terrible vengeance d’une chatte dont le chaton a été écrasé par le maladroit Yankee, Hutcheson. Il n’est rien d’étonnant à ce que l’épouse du narrateur s’évanouisse à la fin du récit quand elle assiste à ce que le sort réserve à ce pauvre Hutcheson. Stoker semble d’ailleurs avoir éprouvé une secrète jouissance à régler son compte à ce personnage qui se définissait lui-même, de façon désinvolte, comme un tueur d’Indiens et de grizzlys.
La nouvelle la plus aboutie de l’anthologie est sans nul doute le Sredni Vashtar de Saki. Le compilateur et traducteur rappelle que l’auteur, fauché par la Grande Guerre, n’a pas eu « le temps de construire une œuvre abondante », l’intégralité de ses nouvelles, publiées il y une vingtaine d’années3, fait à peine six cents pages. Dans Sredni Vashtar, Conradin, jeune orphelin, qui, d’après un « docteur mielleux », n’a plus que cinq ans à vivre, est livré aux bons soins d’une cousine sadique : celle-ci, sous prétexte de préserver sa santé déclinante, le prive du moindre petit plaisir. C’est dans un abri abandonné qu’il trouve encore un peu d’intérêt à l’existence, en élevant une poule déplumée et un furet qui va devenir à ses yeux, le dieu Sredni Vashtar. Et lorsque l’abominable cousine s’en prend à la poule déplumée, le lecteur comprend, horrifié, que les dieux païens ne sont pas sans efficacité.
Saki avait l’art de conférer aux personnages de ses nouvelles une densité psychologique extraordinaire. Il cultivait aussi cette forme d’humour noir typiquement britannique qui se réjouit de ses propres énormités tout en faisant du lecteur un complice amusé.
Parmi les autres pépites de ce recueil, on retiendra Mademoiselle Mary Park d’Edith Wharton qui, à côté de son abondante production réaliste (on songe au Temps de l’innocence), a laissé une œuvre fantastique assez conséquente. Mademoiselle Mary Park relèverait sans doute de l’anti-fantastique si le genre existait. Le narrateur, qui vient de traverser une grave dépression, va rendre visite à l’insignifiante sœur d’une amie mais, alors qu’il franchit le seuil de sa maison perdue au-dessus de la baie des Trépassés en Bretagne, il se souvient que la dame en question est morte. Il aura néanmoins une conversation avec cette dernière qui jamais, au cours de l’entretien, ne dément la réalité de sa mort. Alors, Mary Park : fantôme ou pas ? Le dénouement de la nouvelle sortira le lecteur de l’ornière dans laquelle le narrateur l’avait plongé et l’on comprendra que les codes du fantastique ont été totalement subvertis.
L’épouvante en écho
Le recueil est en soi une sorte de poème en prose où les thématiques se répondent, le thème de la vengeance animale résonne à travers trois nouvelles, les fantômes se font écho et la musique est l’objet de deux des plus beaux textes de l’anthologie. La Musique d’Erik Zann4 de Lovecraft passe pour une de ses meilleures : il ne s’y passe rien – ou si peu –, mais le talent de Lovecraft s’affirme dans la description de la ville (sans doute Providence) et de la rue d’Auseil (How sail ?) où le narrateur a vécu mais qu’il s’acharne en vain à retrouver au moment où il écrit son étrange histoire. Les mélodies sauvages et envoûtantes que jouait son voisin, dans cette rue perdue, ne sont pas d’origine humaine. Le narrateur aura une brève vision de l’au-delà d’où elles proviennent avant que la rue ne s’efface de sa réalité géographique. Comment naviguer dans cet univers étrange, dans cette ville déliquescente ? Le narrateur n’a pas la réponse, pas plus que son fantasque voisin, le musicien terrorisé. Il suffit de voir l’ailleurs pour perdre de vue l’ici et maintenant, la folie guette à tous les coins de rue chez Lovecraft.
Singulière Selma Lagerlöf
Un autre mérite de cette anthologie est de faire figurer en bonne place l’un des contes de Selma Lagerlöf. Christian Poslaniec signale, dans la note introductive qui précède Le Violoniste, que Nils Holgersson est un peu l’arbre qui cache l’œuvre lentement mûrie par ce génie littéraire que fut Selma Lagerlöf. La Légende de Gösta Berling (Daniel Pennac5 ne démentirait pas) est l’un des romans majeurs du XIXe siècle finissant. Le Violoniste, dont Christian Poslaniec reprend ici les aventures, est tout à fait représentatif de l’écriture de Selma Lagerlöf : Lars Larson, violoniste d’Ullerud, est pris d’un mouvement d’hybris après avoir fait danser les villageois de sa petite communauté. Ne serait-il pas le meilleur violoniste de sa région ? Pourtant, avertit l’incipit, « Personne ne pouvait contester que Lars Larson, le violoniste d’Ullerud, ne fût devenu humble et modeste sur ses vieux jours. » Le conte rapporte comment Lars, rencontrant un esprit des eaux redoutable, a acquis cette modestie. Le récit adopte une dimension morale. Cette tendance récurrente explique sans doute le discrédit qui frappe Sela Lagerlöf, auteure pourtant majeure.
Pourquoi a-t-il fallu que le jugement lapidaire de Gide proscrivant les bons sentiments devienne la bible de toute une foule de critiques sans personnalité ? L’auteur des Faux-monnayeurs reconnaissait d’ailleurs que les mauvais sentiments ne suffisent pas à produire de bonne littérature.
On dira que le conte de Selma Lagerlöf est une exception dans ce recueil si la musique de son violoniste fait écho à celle d’Erich Zann, de Lovecraft. Ce conte, qui est finalement une histoire de rédemption, tranche en cela avec tous les damnés qui hantent ce recueil, du peintre possédé du Portrait ovale de Poe au médecin avaricieux de Jules Verne dans l’étonnant Frritt-Flacc. La littérature fantastique est rarement optimiste : on ne peut pas flirter avec la mort, les fantômes et les malédictions de toutes sortes sans porter quelques séquelles de ses confrontations.
Un somptueux bouquet de textes inclassables
Avec ces récits d’épouvante, Christian Poslaniec offre à son lecteur un somptueux bouquet qui, déclinant les grandes thématiques du fantastique, interroge la question des genres. La Musique d’Erich Zann de Lovecraft ou Le Cactus de Mildred Johnson ont toutes les apparences du récit fantastique mais pourraient aussi relever de la science-fiction. Le Frritt-Flacc de Jules Verne, comme le signale l’auteur de l’anthologie lui-même, est un « objet non identifié ». On y verrait volontiers une histoire de fantasy, s’il n’y avait cette fin qui relève de l’allégorie. Les récits de Maupassant et Wharton sont des chefs-d’œuvre d’ironie dramatique, et semblent confirmer le constat désabusé que faisait Maupassant dans Le Gaulois en 1883 : « Lentement, depuis vingt ans, le surnaturel est sorti de nos âmes. Il s’est évaporé comme s’évapore un parfum quand la bouteille est débouchée. 6»L’anthologie de Christian Poslaniec montre malgré tout que les effluves demeurent puissantes.
S. L.
Christian Poslaniec, Anthologie de l’épouvante, collection Classiques, école des loisirs, 2021, 6 euros.
1 – Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, (1970), Points Seuil, 2015.
2 – Voir « La Chute de la Maison Usher, Edgar Poe à la croisée des genres », dans le dossier « Fan de fantastique », L’École des lettres, février-avril 2022.
3 – Saki, Nouvelles, L’Âge d’homme, 2003.
4 – Nouvelle publiée d’abord dans le recueil, Je suis d’ailleurs de Lovecraft, trad. d’Yves Rivière, Folio, 2002.
5 – Daniel Pennac, Kamo, l’agence Babel (1992), Folio Junior, 2018.
6 – Maupassant, « Le Fantastique », Wikisource, https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Fantastique
Ressources pédagogiques :
Dossier Fan de fantastique : introduction, Ingrid Merckx, L’École des lettres n°3, février-avril 2022.
La Chute de la maison Usher : Edgar Poe à la croisée des genres, Stéphane Labbe, L’École des lettres n°3, février-avril 2022.