« Fairyland. Un poète homosexuel et sa fille à San Francisco dans les années 70 », d'Alysia Abbott, aux Éditions Globe
Dans Fairyland, Alysia Abbott relate ses vingt premières années auprès de son père, le poète militant homosexuel Steve Abbott, mort du sida en 1993. Son livre, marqué par le deuil, s’ouvre sur celui de sa mère alors qu’elle est une petite enfant.
Fairyland est un témoignage sensible habité par l’amour, mais sans aucun pathos. C’est aussi une chronique des premières années du sida à San Francisco. Une « féerie » rose et noire.
Comment définir Fairyland ? Ce livre est à la croisée de tellement de chemins qu’on est immanquablement condamné à faire fausse route en le catégorisant. Certes il s’agit bien de la biographie du poète et journaliste homosexuel Steve Abbott par sa fille Alysia Abbott. Dis comme ça, c’est un peu sec. On peut tout aussi bien l’aborder comme la chronique documentée du San Francisco gay de l’après « summer of love » jusqu’aux ravages du sida. C’est insuffisant.
C’est surtout le récit, parfaitement traduit par Nicolas Richard, d’un amour profond entre un père et sa fille. Qualifier cet amour de filial est bien réducteur. Ne pas le nommer, ne pas le définir, ne pas le restreindre permet à Alysia de le garder bien vivant. Ce livre est vivant.
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« Alysia était tout ce qui me restait au monde »
En 1973, Alysia Abbott a un peu plus de deux ans quand sa mère meurt dans un accident de voiture. Ses parents sont étudiants lorsqu’ils se rencontrent en 1968. Comme bon nombre de jeunes politisés en ces années flower power, ils militent contre la guerre du Viêt-nam. À peine se connaissent-ils que Steve déclare à Barbara qu’il est bisexuel. Réponse de sa future femme : « Ça signifie que tu peux aimer l’humanité entière et pas seulement une moitié. »
Quand la mère d’Alysia disparaît, Steve Abbott choisit de ne pas confier sa fille à la famille, mais de l’élever et de s’installer à San Francisco, à Haight-Ashbury, dans ce qui fut l’épicentre hippie, non loin du Castro, le quartier névralgique de la communauté gay de San Francisco. On croise dans Fairyland Harvey Milk, le premier conseiller municipal gay de la ville, popularisé au cinéma par Sean Penn. Alysia évoque son assassinat. On croise également Richard Brautigan ou encore Allen Ginsberg.
Steve est très lucide sur ce qui l’attend quand il se retrouve seul avec son enfant . « Je savais que si je voulais garder Alysia, il allait falloir que j’arrête mes folies. Je n’étais pas sûr d’y arriver mais je devais essayer. Alysia était tout ce qui me restait au monde et elle aussi n’avait plus que moi », écrit-il dans un de ces carnets que sa fille retrouvera au lendemain de sa mort. Sans ces journaux intimes, autant de lettres à sa fille qui lui survivront, cet ouvrage n’existerait pas. Il tire sa force de leur confrontation constante avec la propre mémoire d’Alysia Abbott.
« Nous n’étions pas magiques »
Journaliste, mariée à un homme, mère de deux enfants, Alysia n’a donc pas été pervertie par son éducation ! Alysia a vécu une vie que peu de petites filles ont vécu (même si son père ne lui a pas appris à faire du vélo). Manifestement, cette éducation lui a permis d’élargir son champ de vision. « J’ai beau être hétéro et ne plus avoir de parents homo depuis plus de vingt ans, j’ai toujours le sentiment de faire partie de cette communauté queer. Cette histoire des gays est mon histoire des gays. Cette histoire gay est notre histoire gay à tous. »
Le sujet central de Fairyland est la relation qu’elle entretient avec son père, homme privé et public, l’histoire de ses allers et retours, de son devoir paternel à ses amours souvent malheureuses en passant par son militantisme. Elle n’en néglige aucune facette, ce qui fait dire aujourd’hui à la réalisatrice Sofia Coppola que « ce livre fera un film aussi touchant qu’engagé ».
Ce portrait donne à Alysia l’occasion de parler de la communauté gay de San Francisco et du début des ravages du sida, moments qui coïncident avec la fin de son enfance. « Je croyais dur comme fer que cette décennie allait nous emporter loin à dos de chevaux ailés. Mais à la fin de la décennie, les créatures fabuleuses avaient pour la plupart péri. Nous n’étions pas magiques. Nous n’étions pas capables de transcender notre moi de chair. En réalité, nous étions esclaves de ces corps et de leur tragique fragilité. »
Steve Abbott est mort en 1993.
« Ce chagrin, je m’en rends compte à présent, m’a toujours accompagnée »
Longtemps après sa mort, en consultant une base de données sur Internet, Alysia découvre les nécrologies d’amis de son père disparus à cette époque : « Je me suis sentie abattue par le chagrin. Comme c’est étrange, me suis-je dit quand les pleurs se sont enfin dissipés. Je ne suis pas homo. Je n’appartiens pas à cette génération d’hommes qui ont perdu tellement d’amis qu’il leur a fallu jeter des répertoires entiers. Ce chagrin, je m’en rends compte à présent, m’a toujours accompagnée. C’est juste que je ne l’avais jamais située. »
L’enfance d’Alysia est celle d’une gamine élevée par un homme qui aime d’autres hommes. « Me déguiser avec les garçons ne me suffisaient pourtant pas. Je voulais être un garçon et j’ai dit à Papa que je tenais à être considérée comme un garçon. « Tu as un vagin, m’a-t-il patiemment expliqué. Les garçons ont un pénis. « » Alors Alysia lui demande : « On ne peut pas m’acheter un pénis au magasin ? – Non, on ne peut pas », lui répond son père.
Elle assiste aux lectures poétiques de son père, va avec lui à la gay pride (4 000 personnes en 1972, 120 000 en 1976). Steve lui dédie des poèmes parfois cocasses – « La chevelure d’Alysia ou le grand lavage ». La vie n’est pas toujours facile dans un tout petit appartement avec une petite fille qui grandit et qui a besoin d’attention, et un père qui a besoin d’écrire. Il manque un troisième personnage. Mais Steve ne se remariera jamais avec une femme et ses amours homo seront chaotiques.
» Il n’y a personne au monde dont je sois plus proche, pourtant tu es si loin «
Alysia découvre ce qu’est une « vraie famille » en s’invitant chez ses copines. On dirait une visiteuse dans un zoo. Steve, qui vit de piges, dispose de peu de ressources financières. Mais il se bat pour que sa fille ait une bonne éducation. Il l’inscrit à l’école franco-américaine où elle se sent en décalage permanent.
« J’ai appris à évoluer entre les deux mondes, à changer mon fusil d’épaule selon la situation. » C’est sur ce décalage qu’elle construit sa vie. Avec l’adolescence, l’homosexualité de son père lui pose parfois problème, notamment vis-à-vis de ses amies. Mais Alysia s’est toujours sentie aimée, « totalement et sans condition ».
« Avec mon père, je ne ressentais nulle pression à devoir me comporter de telle ou telle manière. Je pouvais être banale, ennuyeuse, égoïste, irritable. Je n’ai jamais eu le sentiment qu’il existait quelque chose que j’aurais pu dire ou faire qui aurait mis en péril son affection. Ce père-ci est celui que j’ai toujours voulu. C’est le père qui me manque le plus. »
Plus tard, devenue étudiante, lors de séjours à Paris, elle fera l’apprentissage de la solitude. Loin de lui. Mais le lien sera toujours maintenu. Elle découvre la vie parisienne, le Marais qui peu à peu se transforme « partiellement en enclave gay à la mode », elle rencontre un garçon. Elle et Steve entretiennent une correspondance d’autant plus nourrie que le manque les taraude. « Il n’y a personne au monde dont je sois plus proche, et pourtant tu es si loin », lui écrit-elle le 14 juin 1989.
Le 22 juin son père lui répond. Les symptômes de déficience immunitaires se précisent. Il termine sur une note d’espoir : « Si je vis assez longtemps, il y aura peut-être un livre sur Alysia. » Deux ans plus tard, dans une autre lettre, il lui écrit : « En fait, le sida est devenu mon professeur spirituel, il m’apprend ce qui est important. Et ce qui ne l’est pas et à laisser tomber les attitudes mentales improductives qui sont superflues. »
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« Quand je repense à papa aujourd’hui, c’est avant tout son innocence qui me revient à l’esprit. Sa gentillesse. La douceur de ses manières. Ce n’était pas un dur. Aucune des tragédies qu’il avait vécues – la perte de sa femme, le fait de se sentir rejeté par sa famille et ses amants – ne l’avait endurci de façon visible. »
Fairyland est un récit de vie écrit au présent définitif, parfois bouleversant, mais jamais pollué par le pathos. Il nous rappelle que nous sommes faits de notre passé. Ce qui a été nous constitue encore et continue éternellement à nous travailler. Et à vivre en nous.
Olivier Bailly
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• Alysia Abbott, « Fairyland. Un poète homosexuel et sa fille à San Francisco dans les années 70 », traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, Éditions Globe, 384 pages, cahier photos, 2015.
• Entretien avec Alysia Abbott.
• « Fairyland » présenté par Augustin Trapenard dans le Grand Journal de Canal +.
• Le site des Éditions Globe.
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