Faire hospitalité au sauvage

Les élections européennes l’ont montré, le déni écologique perdure. Comment accueillir le sauvage ? Peut-on faire preuve d’empathie avec un animal ? Ce sont les questions qui ont été soulevées lors d’un colloque sur l’écopoétique, organisé par l’Inspé Paris le 4 juin.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université

Les élections européennes l’ont montré, le déni écologique perdure. Comment accueillir le sauvage ? Peut-on faire preuve d’empathie avec un animal ? Ce sont les questions qui ont été soulevées lors d’un colloque sur l’écopoétique, organisé par l’Inspé Paris le 4 juin.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université

Sur l’affiche du colloque « Faire hospitalité au sauvage (1) », la citation est extraite du Dictionnaire sauvage (2), de Pascal Quignard. « “Sauvage” est un mot merveilleux », écrit l’auteur de Tous les matins du monde, ajoutant que « dans la sauvagerie, ce n’est pas la violence qui intimide, mais la surprise qui confond ». Un couplet de la chanson Allumer le feu, de Johnny Hallyday (3), écrite par Pascal Obispo, résume assez bien la ligne directrice du colloque.

« Tourner le temps à l’orage
Revenir à l’état sauvage
Forcer les portes, les barrages
Sortir le loup de sa cage
Sentir le vent qui se déchaîne
Battre le sang dans nos veines
 »

De loup, il a été effectivement question dans le colloque, notamment lors de la rencontre avec Jean-Michel Bertrand, homme politique, pharmacien biologiste et cinéaste animalier, qui suit la bête à la trace dans tous ses documentaires (4). Le loup n’est pas le seul animal sauvage à avoir peuplé les histoires qui font peur, du lion au crocodile, de l’ours à la baleine, comme s’il s’agissait en première intention de composer un animalier sauvage au sens de féroce.

L’animal sauvage inspirateur

Le succès populaire et critique du roman de Clara Arnaud, Vous passerez comme des vents fous (Actes Sud), tend toutefois à conforter l’idée que l’ours et le crocodile ne peuvent être réduits à une figure exotique ou au statut d’ingrédient narratif indispensable dans un roman d’aventures. L’époque ethnocentrée du Livre de la jungle, de Kipling (1899 pour la traduction française) semble bien révolue. À l’heure de l’anthropocène, les écrivains écopoétiques, c’est-à-dire qui défendent une attention à la nature et à l’environnement dans leurs textes, ont conscience de leur redoutable responsabilité dans la représentation de l’animal sauvage. Aussi, avant de l’évoquer dans un ouvrage, cherchent-ils à le connaître, ce qui revient non pas spécifiquement à l’apprivoiser, mais bien plus à lui « faire hospitalité ».

« Durant trois saisons, depuis les estives des hautes vallées d’Ariège, j’ai coulé mes pas dans ceux des naturalistes suivant la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées, j’ai côtoyé les bergères et les bergers, écrit un roman au tempo des aléas météorologiques et des humeurs que m’inspirait la montagne. J’ai nourri la fiction de chaque minuscule inflexion du réel, réconciliant l’écriture du voyage et celle romanesque. »

Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous (6)

Un retour à la préhistoire de Sapiens ?

Pendant longtemps, la montée en puissance de la civilisation occidentale a semblé conditionnée par l’éradication du sauvage. La prétendue supériorité de l’être humain sur l’animal sauvage a entraîné une mise à la marge du sauvage pour le cantonner aux « âges farouches » pour reprendre une expression décisive de la bande dessinée Rahan (7). L’animal sauvage est resté cet être si loin si proche qui perturbe par la difficulté que nous éprouvons à le regarder dans le blanc des yeux.

Dans la première moitié du XXe siècle, avec des penseurs comme Aldo Leopold (8) aux États-Unis, précurseur de ce qui se nomme aujourd’hui écopoétique, s’est opéré un renversement décisif dans les textes de l’immédiat contemporain, qu’ils relèvent de la fiction ou de la non-fiction, comme dans les travaux d’Anne Simon (9) sur la zoopoétique. Dès lors, l’animal sauvage n’apparaît plus comme personnage périphérique, mais bien un protagoniste essentiel qui a quelque chose à apprendre à Sapiens, comme si ce dernier découvrait enfin sa culpabilité non seulement d’être passé à côté du sauvage, mais aussi d’avoir cherché à rayer sa présence.

Le colloque a mis en perspective le paradoxe de la représentation de l’animal sauvage, tout aussi craint en tant qu’être réel que fascinant en tant que personnage semi-fictionnel. La discussion avec Ollie Barbe évoquant le cinéma de Jacques Perrin (Microcosmos, La Marche de l’empereur, Océans…) a conforté l’hypothèse que l’animal sauvage avait quelque chose à dire et à faire découvrir aux élèves, et qu’il convenait donc en classe de regarder ce film sans mettre de côté l’intention documentariste.

Repenser les corpus du collège au lycée en y réinscrivant l’animal sauvage permettrait des renouvellements thématiques autant que didactiques. Ne s’agit-il pas, en effet, en se réensauvageant, de retrouver des pratiques de lecture sensibles et créatives ?

« Le point de vue critique que le crocodile incarne nous remet à notre place, il fait fi de nos prétentions à être une espèce supérieure, extérieure à la chaîne alimentaire, et nous incite à reconnaître que nous sommes une espèce animale parmi d’autres et une source de nourriture qui n’est singulière qu’en raison de son arrogance. »

Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile, 2021.

A. S.

Autre article autour du sauvage :
Antony Soron, « La littérature de jeunesse à l’épreuve du sauvage »,

Notes


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Antony Soron
Antony Soron