Ex machina. "Celui qui tombe", de Yoann Bourgeois

 

"Celui qui tombe" © Geraldine Aresteanu
“Celui qui tombe”, de Yoann Bourgeois © Geraldine Aresteanu

 

Estragon. – Alors, on y va ?
Vladimir. – Allons-y.
Ils ne bougent pas.”

Samuel Beckett, En attendant Godot.

Soit un plateau de belle taille monté sur vérin hydraulique puis accroché à quatre filins d’acier où évoluent à des hauteurs variables et dans des angles étourdissants six danseurs acrobates – que la note d’intention du spectacle définit comme une « sorte d’humanité minimale » amenée peut-être à choir, voire déchoir de son fragile statut. Le titre menaçant et syntaxiquement bancal de la pièce laisse en effet craindre l’accident.
Soit donc cette scène mouvante et renversante à laquelle ces trois hommes et ces trois femmes s’accrochent glissant courant sautant s’y aplatissant durant précisément une heure et cinq minutes. Le plateau tourne d’abord, de manière presque ludique si l’on y songe, si l’on songe surtout à ce qui va advenir.
On sourit presque alors à ses brusques changements de sens, ces presque arrêts qui jettent les danseurs à terre, on sourit et on frémit un peu à la fois, car le plateau se balade et s’incline quand même déjà à trois ou quatre mètres au-dessus de la scène.

 

"Celui qui tombe", de Yoann Bourgeois © Geraldine Aresteanu
“Celui qui tombe”, de Yoann Bourgeois © Geraldine Aresteanu

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Il y a un septième officiant, vêtu de noir, à la manœuvre derrière sa console de régie, il reste dans le noir – mais visible pourtant, et c’est sa façon de faire partie du spectacle.
Dieu ne joue pas aux dés* – il faut bien alors que quelqu’un pilote cette machine et joue la partition mécanique de ce monstre rigide qui craque de toutes parts tel le vaisseau fantôme de la légende lancé dans le vide sur des eaux imaginaires et agitées, mues par une force invisible et sournoise. Cet officiant, on le voit distinctement une fois une seule fois en pleine lumière, claudiquant légèrement vers son aire de jeu : c’est lui, deus ex machina à l’envers, qui avec ses aides libère le plateau de son vérin pour le suspendre aux cintres.
On s’aperçoit bientôt que cette nouvelle attache est bien peu sérieuse, et alors on quitte la poésie rassurante du cirque, la poésie des corps lancés à pleine vitesse sur cette surface plane et déjà pleine de surprises mais soumise à une force centrifuge maîtrisable à cet instant – quand bien même l’on mesure assez vite la part de réalité objective dans le titre de la pièce.
On reste néanmoins encore à ce point du spectacle dans une variation sublime (pensez à l’adjectif sublime tel qu’il culmine dans l’expression point sublime) de l’attraction / distraction qui faisait tant rire nos ancêtres dans les fêtes foraines en noir et blanc : « L’assiette au beurre ».
 
"Celui qui tombe" © Geraldine Aresteanu
“Celui qui tombe” © Geraldine Aresteanu

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Yoann Bourgeois nous offre alors l’acmé de cette première partie, un moment d’une stupéfiante beauté, gratuite, libératrice : une course dans le vide comme arrêtée dans l’air sur celui de My Way chanté par Frank Sinatra. Mais ensuite fini de rire ou de s’extasier. Le plateau se libère de son attache terrestre et devient le temps de la seconde partie un espace de travail et de peine pour nos six exemplaires d’humanité.
Les voilà maintenant soumis à d’inquiétants mouvements de décrochage ou bien à une pesanteur nouvelle, le plateau se trouvant comme attiré vers le ciel la plupart du temps. Les Anciens pensaient que la Terre était plate, et c’est ainsi qu’un danseur – seul d’abord – va s’en aller explorer la crête et même carrément l’autre côté du quadrilatère qui geint et s’ébroue sous l’effet des tractions contraires. On retient son souffle.
À la fin c’est toute la petite troupe qui l’y rejoindra pour faire le constat que, de l’autre côté, il n’y a rien. Et tout le monde s’accroche alors et attend là, un peu bêtement, que les muscles lâchent et vous laissent tomber, les uns après les autres. Mais – ouf ! – vous laissent tomber de pas trop haut, à l’issue des cinq dernières minutes de ce spectacle d’une heure et cinq minutes. On respire, parce que – avant tout – on a craint pour eux.
Ainsi le public à la fin tangue-t-il de bonheur, soulagé après cette heure haletante où se sont données à voir, mises en actes, deux notions fondamentales : le danger et la solidarité. Car, à maintes reprises, ils se sont aidés, retenus, épaulés.
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"Celui qui tombe", de Yoann Bourgeois © Geraldine Aresteanu
“Celui qui tombe”, de Yoann Bourgeois © Geraldine Aresteanu

 
Yoann Bourgeois signe avec Celui qui tombe ce qui nous semble son spectacle le plus abouti, un spectacle plein d’humanité – d’une humanité craintive autant que créative, soudée malgré tout dans l’adversité.
Le sens de tout cela ? Ne cherchons pas de sens à tout prix, acceptons la performance pour ce qu’elle est : la manifestation d’une beauté sans autre but ni signification que celle de nous distraire, de nous divertir, de nous faire tourner par procuration sur cette piste lancée dans le vide. Distraction / attraction. Ce plateau incontrôlable en apparence, c’est notre monde privé de direction et de sens en effet : ce carré monumental de bois clair suspendu dans le vide peut faire penser, assez paradoxalement j’en conviens, au parallélépipède noir qui hante le film 2001, Odyssée de l’Espace – objet et symbole d’une transcendance dans l’œil de la caméra du cinéaste visionnaire et pessimiste qu’était Stanley Kubrick.
 
"Celui qui tombe" © Geraldine Aresteanu
“Celui qui tombe” © Geraldine Aresteanu

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Mais ici, lorsque tombent, comme vaincus par l’épuisement des muscles et des chairs s’amollissant durant ces cinq dernières minutes où il ne se passe rien, lorsque tombent enfin les corps accrochés à la structure, corps devenus inertes après une étonnante performance physique d’une heure, lorsque s’abandonnent et s’écrasent au sol pour un sommeil que l’on espère réparateur les protagonistes de ce cirque de l’absurde (comme on dit «théâtre de l’absurde»), oui, on respire…
On aura attendu en vain on ne sait trop quoi, on ne sait trop qui susceptible de sauver cette humanité souffrante réduite à six spécimens, mais Yoann Bourgeois à l’issue de ce quasi-thriller métaphysique (tombera ? tombera pas ?) nous laisse sur cette dernière image de défaite (lorsque les corps se défont, lâchent prise, se rejoignent une dernière fois) qui témoigne avant toute chose d’une spectaculaire absence de Dieu.

Robert Briatte

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* “Dieu ne joue pas aux dés” est le titre d’un essai du chirurgien et professeur de neurobiologie Henri Laborit (Grasset, 1987).
• Compagnie Yoann Bourgeois + MC2 Grenoble – conception, mise en scène et scénographie Yoann Bourgeois assisté de Marie Fonte. Avec Jean-Baptiste André, Mathieu Bleton, Julien Cramillet, Marie Fonte, Elise Legros, Francesca Ziviani.
• En tournée de novembre 2015 à avril 2016 : Scène nationale de Sénart, Le Parvis Scène nationale – Tarbes, Le Grand R Scène nationale – La-Roche-sur-Yon, La Coursive Scène Nationale – La Rochelle, Maison de la Culture – Amiens, L’Apostrophe – Cergy-Pontoise, Théâtre national de Bretagne – Rennes, Montpellier (Montpellier Danse), Londres (London International Mime Festival), La Passerelle Scène nationale – Gap, Cirque Théâtre d’Elbeuf, Lieu Unique – Nantes, Théâtre d’Angoulême, Théâtre de Caen (Spring Festival), Le Centquatre – Paris, Anthéa – Antipolis Théâtre d’Antibes.

Robert Briatte
Robert Briatte

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