« Enfances », de Marie Desplechin et Claude Ponti
Quand deux monstres sacrés de la littérature de jeunesse se rencontrent, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Naturellement des histoires d’Enfances. Enfances avec un E majuscule, il va sans dire. Marie Desplechin, avec sa plume de romancière attentive à la vraie vie de tous ceux que l’on surnomme communément les gosses ou les ados, Claude Ponti avec son univers graphique reconnaissable entre tous, avaient ainsi envie de retrouver non « les verts paradis des amours d’enfance » dont parle le poète mais bien les moments clefs où de futurs grands destins historiques ou légendaires ont transformé la catastrophe annoncée de leur existence en promesse d’avenir pour eux et pour les autres.
Au programme de ce livre écrit à quatre mains, soixante-deux enfances sur les trois-cent soixante douze envisagées dans une première liste !
Une encyclopédie foulbazar de l’enfance
Quoi de commun entre Louis XIV et Zola Budd (coureuse de fond aux pieds nus), entre Frida Kahlo et Youri Gargarine, entre Sophie Rostopchine (mère des petites filles modèles) et Hercule (l’homme aux douze travaux) ? C’est sans doute la première question que serait en droit de se poser un lecteur commençant à découvrir Enfances par son sommaire final. Étrange rapprochement en effet entre des personnalités infiniment connues comme Nelson Mandela et d’autres bien moins célèbres comme Claudette Colvin :
« Le 2 mars 1955, Claudette a quinze ans et, dans le bus qui la ramène de l’école, elle refuse de céder sa place assise à un voyageur blanc, comme les lois de la ville l’y obligent. »
Quoi de commun sinon l’évidence, comme tout individu sur la Terre, et ce depuis le début de l’humanité, que chacun a été au début de sa vie un enfant, autrement dit un être sans paroles, pour reprendre l’origine étymologique même du mot : in-fans. Mais concevrait-on pour autant un livre qui fasse se succéder double-page après double-page, texte et image en écho, une enfance à une autre enfance, sans autre dénominateur commun que justement l’enfance, toujours l’enfance, rien que l’enfance ? Sauf qu’Enfances n’a rien à voir avec une encyclopédie illustrée des grands personnages. Et ce, pour deux raisons que les auteurs ont la justesse de donner dans leur page introductive.
La cohérence de leur livre ne tient ni à la temporalité, ni à la célébrité des cas d’enfance recensés. Le parti-pris apparaît à la fois plus subjectif et plus subtil. Le lien implicite entre tous les personnages ne consiste-t-il pas en effet à leur rattachement en une idée maîtresse ? Aussi différents soient Ganesh (l’enfant éléphant de la mythologie indienne), Édith Piaf, Nicolas Hardenpont (le père de la poire !) et Tommie Smith (le sprinter ganté de noir sur le podium des Jeux olimpiques de Mexico), les uns et les autres ont su changer la face leur vie avant d’opérer à l’échelle collective un autre bouleversement :
« Tous, à leur façon petite ou grande, réelle ou légendaire, ont changé la vie des gens, comme vous le faites et comme vous le ferez, à votre façon petite ou grande, toujours unique. »
Le sens de l’enfance
On a coutume de dire que l’adolescence est un âge ingrat, opposé à l’âge tendre auquel correspondrait l’enfance. Malheureusement, ces expressions lexicalisées ne veulent pas dire grand-chose quand on s’attache à regarder les vies telles qu’elles sont vraiment dans le monde entier. Combien d’enfances d’hier et d’aujourd’hui, douloureuses, brutales ? Combien de souffrances endurées sans révolte autre qu’intérieures ? C’est d’ailleurs tout particulièrement ces enfances-là qui ont éveillé la curiosité de Claude Ponti et Marie Desplechin. Mais attention, il ne s’agissait pas pour les deux auteurs de s’apitoyer sur le sort de tous ces petits êtres devenus « grands ». Cela aurait le pire hommage à leur rendre.
Qu’on prenne par exemple, l’évocation par Marie Desplechin de l’enfance d’un géant du jazz (18) ; précisément celle de Michel Petrucciani « atteint de la “maladie des os de verre”, qui l’empêche de grandir et rend ses os si fragiles qu’ils peuvent se casser au moindre choc ». Elle n’accouche pas pour autant d’un triste destin. Pendant sa courte existence, le pianiste jouera sa partition « à cent à l’heure » n’aimant rien plus que voyager, rencontrer et surprendre. Par conséquent, la visée n’est pas ici d’accentuer la fatalité de la courte vie d’un petit homme de « quatre-vingt-dix-neuf centimètres ». Comme l’écho graphique de Claude Ponti le met en perspective, le pianiste nain n’a peur de rien, pas même des immenses touches noires du clavier sur lequel il a osé grimper.
Il est donc question pour chaque épisode marquant d’une enfance, mis en relief par un écho graphique, de traduire la victoire d’un personnage sur son destin contrarié. Enfances apparaît ainsi comme la somme de toutes ces expériences tout à la fois extraordinaires, eu égard au destin de certains des personnages évoqués comme Balzac ou Alexandra David-Neel, et ordinaires à l’échelle de tant de vie anonymes, qui ont induit pourtant un formidable renversement de situation initiale.
Le rire est le propre de l’enfance
Si l’enfant est sans paroles, on comprendrait aisément que, confronté aux pires situations, comme celle vécue par Iqbal Masih, ancien enfant esclave, devenu pour une courte vie, porte-parole de ses frères de souffrances, il soit aussi sans sourire. Certes, tous les cas saisissants remis en lumière par Enfances ne sont pas croqués par Claude Ponti dans leur hilarité. Le sourire de Marie-Curie semble ainsi moins relâché que celui de Krishna (le Dieu bleu). Toutefois, cet irréductible sourire a valeur de métaphore filée dans l’ouvrage et ce de la représentation de Rudolf Noureev à celle de Charlie Chaplin. Comme si l’inversion du circonflexe des lèvres correspondait bien à l’expression d’un triomphe de l’enfant aussi modeste soit-il.
Si Dom Juan prétendait rire de la mort, il ne le faisait en réalité qu’avec une profonde angoisse. Quand l’enfant se prête à rire, il n’agit pas, lui, par défi. Le rire ou le sourire de tous ces enfants intègre la sueur, le sang et les larmes de leur âge « tendre ». Pas question de feindre la tristesse en prenant la pose du souriant. Einstein et Hokusai ne trichent pas avec la réalité d’un premier âge contrarié. Toutefois, leur sourire appelle naturellement autre chose que la plainte, comme s’il cherchait à exprimer aux quelques spectateurs qui lui prêtent attention : « Toi aussi tu finiras par en rire, crois-en mon expérience ». Le sourire d’Élisabeth Vigée Le Brun dans l’autoportrait « mis en scène » par Claude Ponti (p. 81) n’en dit-il pas long sur la sérénité acquise, en dépit d’un parcours, semé d’embûches, qui n’a fait au fond que fortifier une conviction et affirmer une personnalité ?
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Enfances a enfin valeur d’avertissement. C’est un livre pour les enfants et par les enfants. Marie Desplechin et Claude Ponti ont quelques comptes à régler avec l’adulte-ère. Car, dans tous les enfants pas sages, dans tout ceux que l’on récrimine à loisirs à l’école ou à la maison, il y a toujours une force prête à jaillir. D’aucuns appelleront cela le « génie de l’enfance ». Pourquoi pas. À condition que l’expression ne reste pas un vain mot. À condition surtout de bien relire toutes ces enfances, dont celle exemplaire d’Alan Turing, l’homme qui a découvert le fonctionnement de l’ordinateur :
« On le juge brouillon, pas soigné… Pire : il a été surpris à faire de l’algèbre pendant les cours d’instruction religieuse ! »
Antony Soron, ÉSPÉ Sorbonne Université
• Marie Desplechin et Claude Ponti, « Enfances », l’école des loisirs, 2018, 136 p.
• Vidéo : Entretien avec Marie Desplechin et Claude Ponti à propos d’« Enfances ».