"Elle s'appelait Tomoji", de Jirô Taniguchi
Le nouvel album de Jirô Taniguchi est au départ une œuvre de commande : il s’agissait de raconter la vie de Tomoji Uchida, créatrice d’un temple bouddhiste dans la région de Tokyo. Un temple que fréquente assidûment depuis trente ans la femme de Taniguchi, et où l’artiste aussi se rend de temps à autre en personne.
Il s’en est tenu pour finir à l’enfance de cette femme à la vie à la fois étonnante et banale au demeurant : étonnante si l’on s’en tient à cet épisode de la création d’un temple – dont on imagine les difficultés –, banale si l’on se réfère à ce qui nous est raconté, et qui a dû constituer le lot de bien des femmes japonaises au début du siècle dernier.
Elle s’appelait Tomoji nous arrive après les longues marches – oui, parfois les très longues marches de ses héros dans nombre d’albums plus ou moins anciens – du bien nommé Homme qui marche au Promeneur en passant par Le Gourmet solitaire et ses déambulations gastronomiques à la recherche de la soupe au miso idéale (la soupe au miso ou le Graal des jours d’une vie humblement parfaite). Ces héros sont bien souvent des hommes en errance, en mouvement.
À ma connaissance, voici le premier album de Taniguchi qui soit intégralement consacré à un personnage principal féminin – on a certes déjà rencontré dans l’œuvre de Taniguchi nombre de figures féminines merveilleuses, mais jamais avec ce degré de présence au monde. Une présence tranquille et déterminée, dans l’attente comme dans les questions qu’elle pose.
La ressource du souvenir
Tomoji n’est pas immobile, loin de là, mais elle habite un Japon qui n’est plus, elle habite une petite partie du Japon – qui est le pays qu’elle sillonne à pied le plus souvent, un pays bien réel et tenace, un paysage mental aux dimensions humaines de sa vie d’alors. La véritable topographie du pays de Tomoji, ce sont ces indications de temps au début de chaque chapitre. Car ces chapitres qui ouvrent sur une date précise, c’est pour Taniguchi comme une façon de scander le temps – l’ultime façon de le retenir, l’ultime ressort que constitue la ressource du souvenir.
Nous sommes bien en effet le lien entre tous ces instants qui nous font puis nous défont. Nous sommes infiniments vivants au pays de notre mort : le temps qui passe. On peut dire de Tomoji qu’elle habite le temps passé : avec une grande simplicité – et même d’humilité –, le mangaka situe son héroïne avec de plus en plus d’évidence dans sa propre vie.
Le Destin y a sa part, destin parfois contraire, mais Tomoji ne cède jamais, jamais un seul pouce de terrain à la vie qui s’en va. C’est elle qui va, qui avance, cette jeune femme à qui rien n’est donné et qui doit se battre chaque jour pour se faire une place dans une société où la plupart de ces gens des campagnes, comme elle, sont victimes de leur condition.
La peinture d’un temps qui n’est plus
La ruralité : voici une autre nouveauté dans l’œuvre de Taniguchi, volontiers urbaine. La « ligne claire » du mangaka, si reconnaissable, gomme les aspérités de cette vie rurale âpre, car il ne cède à aucun moment au misérabilisme. Son trait, bien au contraire, exalte la vie simple et réglée de ces paysans ou petits commerçants pauvres et toujours dignes (les scènes de la sortie solaire au belvédère d’Utsukushimori sont à cet égard exemplaires).
Ils sont parfois forcés de s’exiler pour échapper à la dureté du combat ordinaire des jours et des saisons, ou pour d’autres obscures raisons – propres à un mode de vie et d’être au monde qu’ils acceptent sans mot dire (sans maudire qui et quoi que ce soit, tout aussi bien), propres à des traditions familiales qui les dépassent.
Ni révolte ni colère, sinon peut-être un instant dans le poing fermé de Toyo – le demi-frère de Tomoji, envahi alors par les morts successives qui viennent détruire leur famille. Ni révolte ni colère : l’attitude de la mère de Tomoji reste en soi une sorte de mystère, ou au moins un semi-mystère, comme celui de son acceptation et de son pardon jamais formulé par Tomoji mais jamais remis en cause – comme si rien jamais de notre vie ne nous appartenait vraiment.
Mais, avant tout, ce qui frappe dans cet album, c’est cette peinture du temps – d’un temps qui n’est plus – d’un Japon qui n’est plus, mais qui persiste jusque dans ses manifestations de la Nature : on notera la permanence de la place de la Mère Nature, imposante et signifiante, avec le rappel sans insistance mais bien réel, à travers la peinture du séisme de 1923, de la catastrophe de 2011.
Un itinéraire spirituel
Il n’ y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. Ces montagnes qui nous invitent, par leur majesté, à une humilité nécessaire. Des pages en couleur ponctuent l’album, bien souvent des peintures de montagne pleines d’une efflorescence viride – du vert tendre au vert émeraude. Ces pages sont aussi comme autant de jalons colorés sur le chemin de la vie de la jeune femme.
Sous le patronage de la Nature, une histoire d’amour va se dessiner – dans l’absence. Sept ans avant leur rencontre, en effet, Tomoji et Fumiaki ont failli se rencontrer. Tout juste Tomoji a-t-elle aperçu s’éloignant l’homme qui devait la photographier ce jour-là et qui l’a attendue en vain, l’homme qui l’aimera et qu’elle aimera, quand bien même pourtant ils ne se connaissent pas avant qu’on les unisse.
L’ouvrage, dans sa structure même, adopte une chronologie inversée. Cette « presque rencontre », cette rencontre différée, est en quelque sorte le préambule à tout ce qui va suivre – et Taniguchi remonte alors beaucoup plus loin, à la naissance de Tomoji, et comment ce beau bébé, à travers les vicissitudes de la vie va devenir une enfant, une adolescente et enfin cette adulte qui va – pour finir (car tout le reste, nous est-il dit, est une autre histoire) – rencontrer l’homme de sa vie.
Le dessinateur et sa scénariste Miwako Ogihara adoptent un parti pris narratif qui d’emblée allège le récit de l’hypothèque induite par le titre (le titre français au moins « Elle s’appelait Tomoji », le titre original étant tout simplement Tomoji), car la jeune femme est une survivante. Avec une extrême et paradoxale douceur, Taniguchi nous montre la dureté des temps, la frugalité et la précarité du sort de ces paysans qui semblent tout accepter – la vie et la mort sans cesse mêlées.
Car l’école de la vie est une école de l’acceptation. En cela, c’est bien un itinéraire spirituel en creux qui nous est décrit ici : en creux, car sans aspérité apparente. Sans révolte, en harmonie avec la Nature et le destin qui est imparti à chacun. Non que les peines soient occultées, mais toujours, oui, toujours le temps triomphe des douleurs sans jamais toutefois les effacer, les nier.
La description d’un cheminement
Ainsi le dialogue des vivants et des morts se poursuit-il, sans violence, sans que soit évoquée la dégradation des corps. La souffrance elle-même est bien une épreuve dont personne ne sort ni vainqueur ni vaincu. Ce n’est pas la Mort qui triomphe, c’est la vie qui laisse la place, et qui ce faisant fait place à d’autres vies, dans un continuum du temps que le dessin suggère sans jamais s’éloigner de la ligne directrice que constitue la progression dans la vie de son personnage principal. Ainsi un soin tout particulier est-il apporté par le mangaka, avec un art consommé, au grandissement de Tomoji, sans qu’on n’oublie à aucun moment l’enfant qu’elle fut.
Avec une grande humilité à son tour, Taniguchi sème subtilement au fil de son récit les signes – oserai-je dire : les quatre signes bouddhistes ? – qui vont amener Tomoji, après une enfance marquée par les deuils et le travail sans repos, à consacrer une grande partie de son existence à permettre l’édification d’un temple bouddhiste : vieillesse – maladie – mort – sagesse. Car plus que celle de la déchéance des corps, c’est la souffrance du temps qui passe, inexorablement, qui est rendue ici.
La vie de Tomoji est en fait une longue marche, avec ses étapes, avec ses épreuves, vers ce but que s’est fixé le dessinateur : décrire le cheminement qui amène son héroïne jusqu’au seuil de son autre vie, celle d’une femme mariée, qui va se consacrer à un projet original et ambitieux, peut-être trop grand pour elle et qu’elle va mener à bien pourtant.
Faire d’un événement intime, d’une vie ordinaire, un trésor universel
Mais de tout cela on ne saura rien. On reste aux portes de ce temple rêvé, projet qui n’est même pas esquissé ni même implanté encore dans l’esprit de notre héroïne. De la commande Taniguchi s’affranchit, à la dernière page de cet album attachant comme l’est son personnage principal, il s’affranchit par une pirouette – « mais ceci est une autre histoire ». Reste cette faculté étrange et belle du dessinateur qui consiste à faire d’un événement intime, d’une vie ordinaire, un trésor universel.
Car, justement, en s’affranchissant de l’objet de sa commande – la création du temple – Taniguchi donne toute sa force à l’ordinaire des jours, il nous transmet ce message implicite : un être simple et doué de cette faculté humaine ô combien humaine d’être au monde, tout simplement, fera cette chose extraordinaire. Et nous n’en saurons rien.
Il y a une ironie propre à la réponse que formule le créateur à la demande qui lui fut faite : sachez pour votre édification, semble nous dire Jirô Taniguchi, qu’il ne s’agit pas de celle d’un temple, mais bien de l’édification d’une jeune fille et de l’album de sa vie.
Robert Briatte
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• Jirô Taniguchi, “Elle s’appelait Tomoji”, suivi d’un entretien avec l’auteur, Rue de Sèvres, 2015.
• Un testament interrompu, « La Forêt millénaire », de Jirô Taniguchi, par Robert Briatte.
• La page Facebook des éditions Rue de Sèvres.
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