Écrivain infiltré : dernière semaine
Éric Pessan, écrivain
Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain
J’explique en salle des profs que le 13 mai, j’ai enfin reçu la réponse à une demande d’inscription effectuée le 18 novembre 2022 sur Adage pour que les ateliers d’écriture que j’organise puissent être pris en charge par le Pass Culture. Elle est négative. Un enseignant avec lequel je n’ai pas travaillé relève la tête et se contente d’un : « Si vous n’êtes pas validé par l’Éducation nationale, c’est plutôt bon signe. »
Un prof vient partager sa joie : Marie-Hélène Lafon a accepté de venir voir ses élèves. Sur mon téléphone, je lui montre le clip de la chanson Mon roman, de La Grande Sophie, où Marie-Hélène chante et danse.
« Tu ne sais pas mentir », répète dans le couloir la jeune fille au garçon qui bafouille quelques mots de plus en plus bas tandis qu’elle lui répète dix, vingt fois qu’il ne sait pas mentir.
Mardi matin, en salle audiovisuel, trois classes sont réunies pour partager leurs textes, se lire mutuellement leurs productions. C’est ma dernière semaine de présence. Tout à l’heure, il y aura un repas partagé, les profs m’offriront un hortensia à planter dans mon jardin.
« Comme ça, tu penseras à nous quand tu seras chez toi. »
Je donne mon mail, mon téléphone. Plusieurs enseignants changent d’établissement et souhaitent m’inviter l’an prochain. Je repense à ma première semaine, aux grands moments de solitude, à mon envie de tout laisser tomber. Il y a huit mois, il y a très longtemps.
Ateliers d’écriture. Certains mots sont des bombes qui piègent la conversation : Palestine, Islam, caricatures… Alors je répète encore et encore que les mots n’aident pas à penser. Il faut au minimum des phrases, des paragraphes, des textes en entier. Sinon, on demeure coincé au stade du slogan, du néant.
Club de jeu du midi, une partie de Parchis, l’équivalent espagnol des petits chevaux où il faut faire 5 pour pouvoir commencer la partie. La professeure-documentaliste râle :
« Il n’y a pas de cinq sur mon dé. »
J’écris une longue lettre au Pass Culture que je diffuse sur les réseaux sociaux. Je reçois le lendemain un message m’expliquant que le message de refus était un bug.
Encore des élèves lisent leurs textes dans l’émotion du moment. Ce moment-là où – précisément – je sais pourquoi j’interviens en milieu scolaire.
7h50, je croise une professeure dans le couloir alors que je me dirige vers la machine à café.
« Aie, me dit-elle.
— Aie, je réponds. »
Toujours pas remboursé de mes billets de train, cela fait six mois de retard. On me fait passer un article publié sur un site syndical détaillant le calvaire enduré par les gestionnaires pour s’auto-former à un nouveau logiciel imposé. Les retards de paiement explosent, certains gestionnaires craquent. Je n’ose plus me plaindre. Je constate une nouvelle fois que les vacataires, les artistes, les contractuels et les précaires, tout au bout de la chaîne, sont les premiers à faire les frais des dysfonctionnements et des souffrances de l’ensemble des autres maillons.
« Sérieux, Éric Pessan ? On ne vous voit plus ? »
J’écris à la région Île-de-France pour expliquer que ma résidence s’est déroulée à merveille alors que rien ne s’est passé comme prévu. Je n’ai pas écrit ce que j’avais prévu d’écrire. Et les élèves refusent massivement que les podcasts dans lesquels ils ont osé parler d’eux sans filtre et sans masque soient disponibles et accessibles en dehors de l’espace protégé du lycée. Mais j’ai écrit, beaucoup, à commencer par ce journal. Et je suis intervenu dans quatorze classes, j’ai animé bien plus d’ateliers que prévu, nous avons produit bien plus de podcasts qu’escompté. Pour moi, c’est un succès inespéré.
Salle de profs, profusion de gâteaux, quiches, fromages, cakes salés, chips, tomates cerises, houmous et tarama : on fête ma dernière semaine à l’eau pétillante, au jus de fruit et au coca. Curieuse impression de départ à la retraite.
L’enseignante prend la parole devant plusieurs classes pour dire que le travail de ses élèves est le moins intéressant. J’ai beau bondir et m’échiner à expliquer qu’il n’en est rien, c’est trop tard. Tous les élèves – y compris les concernés – ont entendu.
Un élève tient à me remercier d’être venu ici. Ici précisément, dans cet établissement. Je ne sais pas trop quoi répondre à part le remercier de ses remerciements.
Les ordinateurs de la salle des profs avancent de cinq minutes. Je ne m’en étais jamais rendu compte et j’ignorais la chose possible, pensant que l’heure s’ajuste automatiquement quand un poste est connecté à Internet. Un ami qui tenait un pub faisait la même chose avec l’horloge située au-dessus du comptoir. Cela lui laissait cinq minutes supplémentaires pour virer les clients récalcitrants avant l’heure de fermeture. Je me demande si l’administration a fait la même chose pour s’assurer que les profs commencent les cours à l’heure.
Nous sommes au mois de mai. 50 % des élèves de terminale sont présents dans certains cours. Ils ont intégré le fait que seuls les deux premiers trimestres comptent sur Parcoursup. N’ont pas vraiment compris que le troisième comptera si leurs premiers vœux sont refusés. Conséquence : les ateliers que je mène jusqu’à mon dernier jour de résidence sont plus apaisés, plus approfondis. Avec des demi-classes, je me permets des consignes d’écriture plus denses, plus complexes.
Une élève écrit un poème sur sa fatigue. Je suis soudainement frappé par une évidence que j’ai sous les yeux depuis huit mois : les profs sont épuisés, les élèves aussi. Les profs ont du mal à voir le sens de leur présence dans l’établissement, les élèves aussi. Les profs sont assommés par le fonctionnement anxiogène de Parcoursup, les élèves également. Et profs comme élèves subissent les affections opaques, le manque de moyen, la conviction que l’espace protégé de l’Éducation nationale s’effrite peu à peu…
Une chaise cassée sur laquelle on s’assoit peut tout aussi bien faire chuter un élève qu’un prof. J’avais tout ça sous les yeux et je ne le voyais pas vraiment : élèves et enseignants partagent bien plus qu’ils ne croient. Les uns comme les autres m’auront dit un jour : « Je ne sais pas pourquoi je suis là. » Les uns comme les autres auront ajouté : « Mais je viens quand même parce que ça serait pire d’abandonner. » Et si parfois j’ai douté des raisons de ma propre présence, je me dis qu’elle m’a au moins permis de prendre le temps de faire un pas de côté. Et d’observer.
Je dédicace et signe dix livres différents qui resteront ici. J’ai souvent eu la surprise de trouver des exemplaires dédicacés de livres sur les rayonnages des CDI : tel auteur ou telle autrice sont passés par là, ont rencontré les élèves ou mené un atelier. J’ai à chaque fois l’impression de recevoir un signe, un petit coucou bienveillant adressé par un ou une collègue. Je me demande si les élèves ont le même petit sursaut d’étonnement joyeux. Quelqu’un est venu, quelqu’un a laissé une trace de son passage. Je repense à la fin de Moby Dick, lorsqu’Ismaël dit que les vagues se gonflent pour effacer les marques de son passage, mais qu’il sait qu’il est quand même passé.
Voilà.
Je suis quand même passé.
Comme nous tous.
E. P.
Les semaines précédentes :
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