Écrivain infiltré : semaine 3
Éric Pessan, écrivain
Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain
« Votre casquette.
Votre bonnet.
Votre téléphone.
Votre foulard.
Votre capuche.
Votre téléphone.
Merci d’ôter vos oreillettes.
Les oreillettes ce sont des écouteurs, c’est un synonyme.
Cachez-moi ce téléphone.
Votre casque.
Enlevez vos doudounes.
Ôtez vos manteaux.
Rangez ce téléphone.
Découvrez-vous.
Enlevez-moi cette casquette. »
Deux élèves sur trois n’ont ni feuille ni stylo. L’heure de classe qui dure 55 minutes amputée des 5 minutes d’arrivée, d’installation et d’appel, des 2 ou 3 minutes où les élèves rangent leurs affaires avant que cela sonne, est diminuée des 6 à 7 minutes nécessaires à la circulation du papier et à la recherche d’un stylo qui fonctionne.
Cours de physique-chimie, je demande aux élèves d’écrire un texte lié à leurs connaissances du spatial. Une première question : A-t-on la preuve que la Terre est ronde ? Seconde question : C’est le soleil qui tourne autour de la Terre ou l’inverse ?Troisième question :Pourquoi on ne tombe pas si la Terre est ronde ?
Il va me falloir un certain temps avant d’aborder l’écriture et la littérature.
« Bonnet ! »
« Capuche ! »
« Foulard ! »
« Écouteurs ! »
« Casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, bonnet, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, capuche, capuche, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, casquette, foulard, téléphone,
téléphone,
téléphone,
téléphone,
téléphone,
téléphone… »
Cette semaine, ma présence sera très difficile, je le comprends dès le premier repas le midi. Les professeurs ont appris qu’à la rentrée un jeu de chaises musicales de certaines filières aura lieu, la responsable de l’établissement n’a pas encore abordé le sujet, mais les autres lycées qui vont échanger des classes pour regrouper certaines filières ont été prévenus. Tout le monde s’indigne, veut demander une mutation, s’agace du silence de la hiérarchie. Mes petits soucis d’auteur en résidence seront rejetés en arrière-plan.
Rapport d’incident. Un élève fait passer un mot à un autre sur lequel il est écrit TU ES CACA. Tout à l’heure, un autre élève de la même classe me demandait combien de ligne il fallait écrire, je lui avais répondu que l’on n’était pas à l’école primaire. Maintenant j’en doute.
Écrire et combattre pour l’égalité. J’ai demandé aux élèves de première sciences et technologies de la santé et du social (STSS) d’écrire une lettre à une personne pour dénoncer une situation où le principe républicain de l’égalité est remis en question. Ils auront plus tard à travailler pour préparer leur bac sur le thème « Écrire et combattre pour l’égalité ». Je leur propose d’écrire des textes personnels, subjectifs.
Le père, la voisine, un enseignant particulier, un inconnu dans le métro, le personnel politique… les élèves lisent leurs lettres dans le silence de la classe. Toi qui me reproches de ne pas être toi, cher violeur, tu penses que la couleur de ma peau fragilise ta nation ? Des phrases claquent comme des punchlines, on rit, on applaudit, une élève pleure.
Dans le couloir, la professeure qui avait cours en salle mitoyenne me fait remarquer que les élèves étaient agités aujourd’hui.
« Ma lettre, là, je sais bien que je n’aurais pas le courage de la donner à ma mère, me confie une élève. »
Je lui demande si elle regrette de l’avoir écrite.
« Non, me répond-elle, elle a été entendue par tout le monde dans la classe, je sais que j’aide toutes celles qui n’ont pas osé écrire sur ce sujet alors qu’elles subissent la même chose que moi. »
Elle a saisi d’elle-même l’une des plus hautes fonctions de la littérature : faire communauté. Écrire un texte singulier qui va savoir devenir collectif.
Les tablettes de chocolat rangées dans le casier d’une enseignante ont été volées, certainement par un autre enseignant. On ne peut plus faire confiance à personne.
Une professeure a acheté du liquide vaisselle pour la salle des profs, elle inscrit au feutre indélébile son prix sur la bouteille. 1,69 euro à l’encre bleue sur le liquide jaune. Le prix d’un agacement ordinaire et invisible.
Encore je reprends les élèves, tout comme la Palestine n’est pas le Hamas, les habitants d’Israël ne sont pas tous en accord avec les décisions de leur président. On écrit, j’essaie de proposer un peu de nuance. Une élève écrit que les Français sont racistes. « Tous les Français ? » je demande. « Pas tous, non. » Alors on reprend. C’est tellement compliqué d’apporter de la nuance à une émotion, à une colère, à un bouleversement.
« Téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, vous n’avez pas de stylo ? téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, téléphone, veuillez rangez ce téléphone s’il vous plaît. »
Ce matin, chaque élève qui entre en classe me fait la surprise de citer une phrase d’un de mes textes avant de me dire bonjour. Les professeures qui ont organisé mon accueil sourient, les élèves sourient, je souris. On s’applaudit, il est 8h05 et on s’applaudit déjà.
Dans le couloir – alors que je sors d’une rencontre assez agitée avec des élèves, une rencontre où l’enseignant m’ayant invité a dû plusieurs fois lever la voix pour réclamer le silence et durant laquelle il a exclu un élève qui soufflait ostensiblement d’ennui tandis que je lisais un extrait d’un de mes livres –, je surprends le petit mot de connivence que l’enseignante faisant cours dans la classe mitoyenne adresse aux élèves que je suis en train de quitter, un petit « Bon courage » prononcé d’un ton sans équivoque qui fait rire celles et ceux qui l’entendent, une manière de se rendre sympathique à leurs yeux, de leur dire qu’elle n’est pas comme son collègue. Un tout petit coup de canif discret dans la cohésion d’équipe.
Vendredi soir, en quittant le lycée pour me rendre à la gare, j’écoute deux filles se saluer sur le trottoir.
« Bon week-end.
– À toi aussi.
– À lundi.
– Inch Allah.
– On ne sait jamais. »
Et je pense à ma grand-mère paternelle qui répondait « Adieu » à tous les « Au revoir », qui – lorsque je repartais de chez elle en lui promettant de revenir bientôt – me répondait invariablement « Si Dieu me prête vie jusque-là ».
E. P.
À suivre (prochain épisode le vendredi 26 juillet)
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