Écrivain infiltré : semaine 2
Éric Pessan, écrivain
Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurance et de joie trop rares. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain
Lundi matin, au lycée, il me faut inscrire mon nom et la raison de ma visite sur le cahier de l’accueil. Ce retour en arrière est provoqué par le changement de situation. Vendredi dernier, Dominique Bernard, enseignant de français au lycée Gambetta, à Arras, a été tué par Mohamed Mogouchkov, un ancien élève d’origine tchétchène.
Au portail d’entrée, les élèves s’énervent et, ou, se marrent. Les assistants d’éducation ont reçu ordre de fouiller chaque sac.
14 heures, lundi, minute de silence.
J’anime un atelier de 13 heures à 15 heures, avec E., enseignant en éco-gestion, nous avons décidé de lancer un débat à la suite de la minute de silence (scrupuleusement respectée par les élèves de terminale mercatique). M. lève le doigt pour poser une question. Il veut savoir pourquoi, quand un musulman tue un professeur, l’acte est qualifié de terrorisme alors que lorsqu’un homme pousse une femme voilée sous les roues d’un RER, la presse évoque l’acte d’un déséquilibré.
Le professeur me laisse répondre, je parle du droit, de radicalisation, des éléments qui permettent de qualifier le meurtre d’attentat. Le terrorisme a pour but de déstabiliser une nation. Le terrorisme implique souvent un réseau, des complicités. L’homme qui a poussé une femme voilée sur un RER était un fou, un fou raciste.
Un autre élève me demande quelle différence je fais entre un fou et un terroriste. Je réponds qu’à mes yeux tous les terroristes sont fous, mais que tous les fous ne sont pas terroristes.
Un troisième lève la main. Il cherche ses mots, explique timidement qu’il comprend bien la situation mais que des assassinats, des actes terroristes, des fous, il y en a partout, alors un de plus ou de moins, ça ne le touche pas vraiment. Le monde est trop violent pour qu’une mort de plus ne l’affecte. Sa parole libère les autres élèves de la classe, plusieurs témoignent du même sentiment. C’est terrible, mais c’est un mort parmi les morts. En ce moment, Israël est en guerre à la suite des attentats du Hamas, la Russie est en guerre contre l’Ukraine, l’actualité charrie ses tombereaux de morts.
Dans le métro, le soir, j’écris une note sur mon téléphone : décider si un crime est terroriste ou non est un acte politique.
Le lendemain, je relis des articles en ligne sur la mort de cette femme voilée, poussée sous les rails du RER B le 14 juillet 2023, à 9h30, à l’arrêt Cité universitaire. Je suis frappé de constater que jamais les noms de l’agresseur comme de la victime ne sont cités dans les jours qui suivent l’acte.
Le vernissage de l’exposition à laquelle je souhaitais me rendre vendredi soir est annulé, l’île de la Cité est interdite aux piétons aux abords de la préfecture de police, les pions fouillent les sacs des élèves, et je dois de nouveau m’autocoller « Visiteur » sur le cœur. Comme toujours, une fiction est mise en place pour détourner l’attention du réel. Le gouvernement demande aux forces de l’ordre d’être visibles pour donner l’illusion d’une action. Les gyrophares tournoient sur les toits des véhicules stationnés.
Sur le trottoir devant le lycée, une fille remet son voile sitôt le premier pas posé dans la rue. Son amie relève sa capuche.
« Ah ? Toi aussi tu mets le voile ?
— Moi, je ne crains qu’un dieu : celui du froid. »
Sur les murs immaculés du lycée, trois lettres inscrites au marqueur bleu. Pas NTM mais RTL. Je demande à un groupe de terminale ce que cela signifie.
« Vous ne connaissez pas, monsieur ? C’est une radio. »
Je sais bien, mais je ne vois pas les raisons qui pousseraient un lycéen à inscrire le nom de cette radio sur le mur. J’insiste, veux savoir s’il n’y a pas une autre signification.
Les élèves désolés cherchent aussi, certains vont voir sur internet. Non, c’est juste une radio.
« Monsieur, si ça se trouve, c’est un prof qui l’a fait, ce tag. »
Entendu :
« Ils ont fouillé mon sac mais pas mon étui de guitare où j’aurais pu mettre facile une kalash’. »
Pour la seconde fois, j’explique à une enseignante que je ne suis pas ici pour aider les élèves à rédiger un CV ou à faire une recherche documentaire. Je suis écrivain.
« Mais alors, vous servez à quoi ? »
L’élève me tombe dessus au CDI où je me suis installé un petit espace de travail.
« C’est vous l’écrivain ? »
Comme souvent, il veut savoir si je suis connu, si mes livres sont adaptés au cinéma. Nous discutons dix minutes, il est sincèrement heureux de rencontrer un vrai écrivain. Il fuira au moment où je lui dirai que s’il le souhaite il peut emprunter plusieurs de mes romans au CDI.
Circule parmi les professeurs une assez belle lettre où Anne Roumanoff rend hommage à Dominique Bernard et aux enseignants. Je ne peux m’empêcher de penser que des intellectuels ont certainement écrit des choses profondes sur ce crime, mais qu’ils sont désormais invisibles. Seuls les people ont le pouvoir de s’adresser au plus grand nombre.
L’agent d’entretien me prend à partie.
« Les jeunes, là, ils parlent fort, ils s’insultent, ils se croient à la cité, ils oublient où ils sont. »
Je suis seul au CDI, j’ai oublié de fermer la porte à clé, un élève entre, je l’informe que le CDI est fermé. Il insiste, veut rester, me promet d’être silencieux. Je lui réponds que je n’ai pas le droit de l’accueillir. Il veut alors savoir où est la prof doc, ce qu’elle fait, m’écoute lui dire qu’elle ne travaille pas le mercredi après-midi et qu’elle fait bien ce qu’elle veut. Il réfléchit un instant à ma phrase et fait enfin demi-tour, convaincu.
Je prends le métro, traverse Paris, arrive une heure plus tard au lycée, bois un café en salle des profs, monte au deuxième étage pour animer mon premier atelier avec des élèves de seconde, croise leur enseignant dans le couloir qui me jure que je me suis planté, on a rendez-vous demain.
S’il y a erreur, j’ignore d’où elle vient, nous étions convenus de l’horaire au téléphone, j’avais mon agenda ouvert sur mon bureau, j’avais noté mercredi puisque je ne suis pas disponible ce jeudi.
Il affirme. JE me suis trompé.
J’admire sa manière de ne pas envisager une seule seconde une possible erreur de sa part.
Je quitte le lycée, prends le métro, voyage une heure pour rentrer chez les amis qui me logent.
« Fais le minimum. »
Me conseillent les amis à qui j’exprime mon désarroi.
Je n’ai jamais abandonné un travail.
Je ne sais pas faire le minimum.
« Y me suce ! »
Hurle un élève en direction d’un camarade qui commence à lire son texte écrit en atelier. Ils ont choisi le même sujet sans se concerter, ils sont en classe relais, ils bénéficient de cours spécifiques jusqu’à Noël, ensuite ils rejoindront leurs collèges de rattachement (personne ne sera capable de m’expliquer pourquoi un lycée accueille une classe relais de collégiens). J’ai accepté d’animer deux sessions d’ateliers avec eux.
L’élève qui a beuglé est exclu du cours tandis que je note mentalement que sucer est devenu synonyme de copier. L’élève n’a pas compris qu’il a proféré une grossièreté. Il a employé un mot de tous les jours. Je me souviens avoir vécu quasiment la même scène il y a quinze ans : un élève avait été exclu de l’atelier pour avoir qualifié de bâtard un camarade. Toute la classe l’avait défendu en expliquant au prof que bâtard, c’est affectueux.
Je surprends un agent d’entretien en train de feuilleter un roman au CDI, j’attends qu’il le repose et s’éloigne. Angie Thomas, La Haine qu’on donne, éditions PKJ.
Jamais encore je n’ai vu d’élève emprunter un ouvrage autre que ceux étudiés en classe.
Les deux élèves entrent au CDI, nous regardent, la prof doc et moi, et disent :
« Il n’y a personne ?
N’attendent pas notre réponse pour repartir en répétant :
— Non, il n’y a personne. »
H. et I., dans l’escalier alors que l’on remonte en classe après vingt minutes d’interruption à la suite du déclenchement de l’alarme incendie, commencent à rechigner, l’arrêt des cours a fait sauter la pause de l’interclasse, ils réclament cinq minutes supplémentaires. Ils refuseront de reprendre l’atelier, n’écriront plus une ligne, bouderont et prouveront une nouvelle fois que l’on peut être à la fois intelligent et se comporter comme un crétin.
Évidemment, faire sonner l’alarme incendie une semaine où la presse multiplie les articles sur les alertes à la bombe, l’évacuation du Louvre, du château de Versailles, de plusieurs aéroports, c’est ne pas être en reste, c’est participer à l’événement. J’entends des enseignants dire que les élèves ne respectent pas le décès de Dominique Bernard, je doute que le « boloss » qui a appuyé sur l’alarme ait même fait le lien avec la mort de ce professeur.
Le lendemain, j’apprendrai que la rumeur était fausse, c’est une défaillance informatique qui a déclenché l’alarme, pas un élève.
Je me place dans la cour de récréation, casque sur les oreilles, enregistreur audio zoom à la main. Les élèves affluent.
« C’est une caméra ? »
Et se laissent interroger même s’ils sont déçus de ne pas passer à la télé.
À suivre…
Les semaines précédentes :
E. P.
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