« Douleur et Gloire », de Pedro Almodóvar, entre nostalgie et catharsis
Toute l’œuvre de Pedro Almodóvar pourrait s’intituler Volver. Elle se nourrit de nostalgie, de regrets, et a pour moyen d’expression principal le flash back. Sa figure centrale en est la mère, la femme de sa vie, qu’il a tant admirée et à qui il doit, malgré sa pauvreté, la culture et la ténacité qui le caractérisent.
Il a donc décidé de raconter dans son cinéma « tout sur sa mère ». Ou sur celles des autres, Julieta par exemple, qui a tant de mal à trouver l’harmonie avec sa fille. Que la vraie mère du cinéaste joue dans ses films ou non, c’est à elle qu’est dédiée toute cette œuvre de piété filiale et de difficile libération d’une emprise acceptée.
La mort de Franco, la Movida, l’explosion de la jeunesse espagnole sont les étapes de cette émancipation.
En retraçant dans Douleur et Gloire la vie du cinéaste Salvador Mallo, son alter ego, il réalise un film à la fois très proustien et très fellinien, qui va et vient du passé lumineux de l’enfant avec cette mère splendide (Penelope Cruz) à ses souffrances d’homme, confronté à l’amour, et de créateur qui a eu tant de mal à se faire reconnaître. Il en retrace un moment de crise particulièrement douloureux et stérilisant, dont son héros se tire avec peine grâce à deux rencontres qui le réconcilient avec son passé.
Tout l’art de ce récit réside dans l’élégance avec laquelle le montage justifie et amène les flash back. Immergé en apnée dans l’eau bleue d’une piscine – véritable liquide amniotique –, sous l’empire de l’héroïne, de l’alcool ou du cocktail des pilules adaptées à ses diverses maladies, il entre en réminiscence comme par magie et retrace ses expériences, positives et négatives. Dormir, rêver peut-être, se remémorer toujours. Mémoire plus ou moins involontaire, tant ces souvenirs -– plus affectifs qu’esthétiques – sont appelés, suscités, évoqués par des expériences, des « impressions » (écrit Proust) présentes. Une situation – la nuit passée à la gare de Paterna –, un lieu – la maison de troglodytes de son enfance –, un objet – l’œuf à repriser –, une sensation – l’odeur de pisse et de jasmin des soirées au cinéma en plein air – déclenchent le déroulement des souvenirs, merveilleux ou douloureux. Souvenirs des êtres aimés et des souffrances qu’ils ont causées.
Affections physiques ou sentimentales ? N’est-ce pas la même chose ? « Les idées sont des succédanés des chagrins », écrit Proust. Et les chagrins tuent à petit feu. Les pathologies de Salvador Mallo ont pour nom frustration, manque d’amour, blessure narcissique, échec amoureux ou artistique. Antonio Banderas, magnifique de fragilité, de vulnérabilité, de détresse, a remporté le prix d’interprétation masculine pour ce rôle difficile.
Tout avait pourtant si bien commencé pour l’enfant hyper doué qui enseignait déjà tout jeune à lire et à écrire aux analphabètes. Il était la fierté d’une mère superbe à qui il reprocha seulement de vouloir l’envoyer étudier au séminaire, seule solution gratuite pour les pauvres. Mais la découverte de son attirance pour un garçon le foudroie et lui fait perdre à jamais l’estime, sinon l’amour de sa mère, désormais inquiète et déçue. Almodóvar réussit ce qu’il y a de plus difficile, selon Marguerite Duras, filmer le désir. Non pas les ébats amoureux, mais cette chose impalpable, si délicate à percevoir : la fascination sensuelle qui attire irrésistiblement deux êtres l’un vers l’autre et les fait vaciller.
Le film que Mallo commence sur la naissance du désir, Primo Deseo, est l’aboutissement et le retour au début de cette intrigue cyclique dans laquelle Almodóvar se livre, avec ses doutes, ses souffrances physiques et ses problèmes existentiels. Il a même prêté ses costumes, son mobilier et son apparence à Antonio Banderas pour mieux accréditer l’autofiction. Sans complaisance pourtant, et avec une constante autodérision devant son inaptitude à vivre et son incapacité d’oublier. Les miraculeuses rencontres qui donnent à la vie sa saveur sont-elles, dans le film, vraies ou fictionnelles ? Peu importe. Vécues ou non, elles font autant partie des hasards de l’existence que de la magie de l’art.
Douleur et Gloire est un pur régal de nostalgie et de poésie, véritable catharsis en images qui, à force d’épreuves traversées dans la douleur, projette son héros vers un avenir radieux. D’une grande liberté, d’une sincérité bouleversante, c’est un hommage ému et d’une grande pudeur à sa mère, au cinéma et à la vie.
Anne-Marie Baron
• Voir sur ce site : « Douleur et Gloire », de Pedro Almodóvar, créer par-dessus tout, par Jean-Marie Samocki.
Comme à chaque fois,ce beau texte d’Anne-Marie Baron s’élève au-dessus de la critique , à la hauteur d’un véritable commentaire inspiré. Elle évoque les couches de sens de ce film mystérieux, en descendant dans les profondeurs psychiques du personnage principal , double du cinéaste lui- même, vers la préhistoire fondatrice du grand artiste , en proie au doute et à la dépression. Elle insiste surtout sur le rôle des « impressions » et des rencontres qui , par le jeu des associations, éveillent un passé si beau et si douloureux, la mère admirable, magnifique Pénélope Cruz, la bien nommée, les dons littéraires de l’enfant précoce, et la rencontre inaugurale qui éveille chez l’artiste un désir passionné qui orientera à jamais son destin…Elle insiste surtout sur le climat proustien de cette oeuvre bouleversante , dont elle fait ressortir le génie, et la profonde poésie.