Dom Juan : retour aux sources
En convoquant le mythe sur la scène du Vieux-Colombier, le metteur en scène Emmanuel Daumas cherche à retrouver le héros populaire. Cette figure de séducteur scandaleux qui défie la morale des hommes, Dieu et la mort, apparaît dans un décor presque nu, un théâtre de tréteaux, de jeu et de déguisements, comme aimait Molière.
Par Philippe Leclercq, critique
En convoquant le mythe sur la scène du Vieux-Colombier, le metteur en scène Emmanuel Daumas cherche à retrouver le héros populaire. Cette figure de séducteur scandaleux qui défie la morale des hommes, Dieu et la mort, apparaît dans un décor presque nu, un théâtre de tréteaux, de jeu et de déguisements, comme aimait Molière.
Par Philippe Leclercq, critique
On pénètre dans la salle du Vieux-Colombier comme dans un club de boxe, la scène comme un ring en son centre. À l’affiche, un combat. Un homme seul contre tout et tous, y compris contre lui-même, y compris contre la mort. Le lutteur est un tombeur, un mythe, vieux de près de quatre siècles, sans âge, toujours actuel. Dans le cadre de la saison « Molière 2022 », célébrant le 400e anniversaire de l’illustre dramaturge, le théâtre du Vieux-Colombier (Comédie-Française) présente Dom Juan dans une mise en scène intense et limpide d’Emmanuel Daumas.
Dom Juan est né en 1630 sous la plume du Madrilène Tirso de Molina, dans une pièce intitulée Le Trompeur de Séville. C’est un séducteur qui abandonne ses conquêtes une fois conquises, d’Italie en Espagne, et va même jusqu’à tuer le père de l’une d’elles. Un soir, la statue représentant le défunt l’invite à dîner… Dans Le Festin de Pierre, comédie jouée pour la première fois en 1665, Molière en fait un personnage radicalement sombre et blasphémateur. Des traits de caractère qui vont s’imposer jusqu’à ce qu’il entre au panthéon des musiciens un siècle plus tard. L’alliance italo-germanique de Da Ponte et de Mozart le présente comme un « giovane cavaliere estremamente licenzioso », soit « un jeune chevalier très licencieux ».
À partir du XVIIIe siècle, il est souvent associé au libertinage sévère du marquis de Sade et de l’aventurier vénitien Casanova, qui seraient comme des doubles. À l’époque romantique, il se voit drapé d’une noire étoffe existentielle. Hoffmann, Byron, Pouchkine, Dumas, Verlaine, Rilke, Kierkegaard, Camus, Chopin, Fragonard, Delacroix, Bergman, Losey : Dom Juan traverse la littérature, la philosophie, la musique, la peinture et le cinéma, sous des visages différents, mais toujours reconnaissable. Le XXe siècle, le front penché sur son divan, en a tiré quelques motifs d’interprétation ; son théâtre (Vilar, Chéreau, Lassalle, Vincent) lui a taillé un costard d’éternel moderne, bourreau des cœurs et des classes.
Dom Juan, « pierre angulaire du théâtre de Molière », selon la formule d’Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française, campe un héros populaire aux mille visages. Sa figure traverse les frontières, il est de tous les pays et d’aucun. Séducteur subversif, insaisissable et rejetant l’existence de Dieu, il attire et effraie tous ceux qu’il fréquente. L’homme est scandaleux parce que libertin et révolté en ce qu’il dénonce la vacuité des passions et des activités humaines, et va jusqu’à narguer la personnification de la mort. Il défie à la fois l’autorité, Dieu et la morale des hommes : en cela, il se situe entre l’abuseur compulsif et le suprême athée qui oppose sa libre pensée aux pieux mensonges.
Théâtre de tréteaux
Molière s’est emparé du séducteur sans scrupules immédiatement après l’interdiction de son « premier » Tartuffe : Tartuffe ou l’Hypocrite, en trois actes – que l’on peut voir actuellement dans la salle Richelieu de la Comédie-Française et dans une mise en scène électrisante d’Ivo Van Hove. Le comédien-dramaturge est alors en colère et « charge » Dom Juan de le faire savoir à ses censeurs. « L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus » lui donne-t-il à dire dans une célèbre tirade en forme de petit traité de l’art d’être hypocrite (acte V, scène 2). Molière en fait un « grand seigneur méchant homme », un formidable alchimiste renégat capable de transformer l’or en plomb. Il foule au pied la loyauté, la pureté, le sacré et, bien sûr, la mort.
Dom Juan est le seul personnage de Molière dont le nom est connu de tous. Et c’est à une forme de théâtre populaire que ramène aujourd’hui la mise en scène d’Emmanuel Daumas, prenant le contrepied de la « pièce à machines » imaginée lors de sa création, un théâtre de tréteaux à l’italienne avec décor minimal et travestissement à vue dont raffolait d’ailleurs Molière.
Des sièges pour les spectateurs de part et d’autre de la scène, répondant au dispositif bifrontal promis par Éric Ruf lors de la présentation de la saison « Molière 2022 ». Quelques marches permettent aux comédiens d’accéder au plateau ; ils sont cinq seulement pour jouer tous les personnages de la pièce ; seuls Laurent Lafitte et Stéphane Varupenne incarnent respectivement Dom Juan et Sganarelle de bout en bout. Alexandre Pavloff, Jennifer Decker et Adrien Simion se partagent les autres rôles. À gauche et à droite du plateau, de grands miroirs, ourlés de néons, du type des loges de théâtre, assistent ces trois derniers dans leurs changements de costumes.
Séducteur solitaire
En revenant à l’essence de la convention théâtrale, Emmanuel Daumas revient au texte et aux gestes, au théâtre comme jeu pur, avec trois fois rien comme décor : quelques objets, un peu de déguisement et beaucoup d’espace vide pour l’imagination, la fiction, le faux où l’on fait semblant pour de vrai.
Comme les personnages sur scène en qui il se reconnaît, le spectateur est à la fois ravi et épouvanté d’être pris au piège de la séduction, du jeu, du simulacre. Le théâtre est cet espace de la métamorphose, de la médiation entre le visible et l’invisible, des masques qui tombent et qui révèlent.
Le choix de ne faire jouer que cinq comédiens pour tous les rôles rend intelligible la mécanique mise en place par Dom Juan. Son système fait des personnes qu’il côtoie et qu’il trompe – Elvire, Charlotte, Mathurine, Monsieur Dimanche, Dom Louis, Don Carlos, etc. – des êtres interchangeables, quasiment réductibles à un seul.
Aux yeux d’Emmanuel Daumas, Dom Juan est un Tartuffe laïque, un imposteur qui se rit des gens dont il fait ses jouets. Il est un homme de l’action, un anti-Hamlet que rien n’arrête, surtout pas les questionnements métaphysiques dont il n’a que faire. Le metteur en scène en fait un être de notre époque, parfaitement décomplexé. Odieux et un brin vulgaire.
Le jeu (formidable) de Laurent Lafitte, col roulé noir et spencer anthracite, lui donne un air vaguement désabusé, un matador las de ses conquêtes, un mystificateur que la jouissance du succès n’intéresse plus (et n’a même jamais intéressé d’ailleurs, car sa quête se situe dans l’art de séduire et de tromper, non de « consommer »). L’acteur laisse également poindre la souffrance qui ronge le cœur du personnage ; son immense solitude qui soudain émeut et incite à le plaindre.
Le grotesque est ici souvent perceptible : les excellents Alexandre Pavlov et Adrien Simion traduisent le ton burlesque et décapant indiqué par la mise en scène. Stéphane Varupenne, aussi exceptionnel que dans Les Serge (Gainsbourg point barre) et Le Côté de Guermantes, fait de la poltronnerie de Sganarelle un refuge propice à l’observation de son maître. Ses regards sont des jugements, sa présence (quasi constante sur scène) une condamnation : il exprime sa pensée soit par des soupirs, des regards, des haussements d’épaules ou des commentaires à voix haute. Jennifer Decker, dans le rôle d’Elvire, marque les esprits par l’idée complexe qu’elle donne de la féminité trahie par Dom Juan.
Ce qui séduit, outre la qualité du jeu et la manière dont les acteurs font du texte un langage de notre temps, c’est le panorama picaresque qu’Emmanuel Daumas offre de parcourir. Son Dom Juan est un voyage, une promenade aux accents rousseauistes. Les trajectoires des comédiens sur et autour du grand plateau vide où ils sont sans cesse en déplacement transportent mentalement au-delà des murs du théâtre : en mer et sur un rivage, en forêt, dans le tombeau du commandeur, dans les appartements de Dom Juan. Cette traversée du monde, adaptée à l’humeur et aux « masques » du héros, est une belle manière d’inviter à ne pas rester de pierre.
P. L.
Dom Juan, de Molière, jusqu’au 6 mars 2022 à la Comédie-Française (Vieux-Colombier), à Paris.
Ressources pédagogiques
« Dom Juan ou le festin de pierre », Entretien avec Jacques Lassalle, L’École des lettres.
« Dom Juan ou le Festin de pierre”, de Molière, à la Comédie-Française », par Yves Stalloni, L’École des lettres, 3 décembre 2014.
« Comédie-Française, une histoire du théâtre », par Agathe Sanjuan et Martial Poirson, L’École des lettres, 19 novembre 2018.
Molière : Dom Juan. Dissertation, 1er octobre 1994.