Le "Dictionnaire amoureux de Shakespeare" de François Laroque
On ne dévore pas un dictionnaire amoureux on y picore au gré de sa fantaisie, elle-même guidée par celle de l’auteur, les saveurs d’un univers…
L’œuvre monde de Shakespeare se prêtait particulièrement à l’exercice et l’érudition de François Laroque, traducteur, déjà auteur d’ouvrages sur Shakespeare et le théâtre élisabéthain, fait merveille.
Le quatre centième anniversaire de la mort du dramaturge s’accompagne évidemment de son lot de mises en scène, conférences, éditions et rééditions. Il est aussi, en France, l’occasion de poser l’éternelle question de savoir si Shakespeare a existé ou du moins s’il est véritablement l’auteur de son œuvre
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Shakespeare auteur de son œuvre ?
C’est l’hypothèse de John Florio, auteur d’une traduction des Essais de Montaigne en anglais, EST défendue par Lamberto Tassinari (1) et relayée par Daniel Bourgnoux (2) qui a le vent en poupe. On lira avec intérêt l’article « Anti-stratfordien » qui retrace sommairement l’histoire de ces hypothèses et montre que les « adeptes de ces différentes théories partagent un snobisme assez daté consistant à refuser d’admettre qu’un fils de gantier, né et élevé dans une petite bourgade de province et de surcroit sans le moindre bagage universitaire ait pu créer une œuvre d’une telle ampleur ».
François Laroque fait appel au simple bon sens et à l’expérience de Peter Brook, acteur, metteur en scène, de long temps familier du théâtre de Shakespeare, qui dans La Qualité du pardon (3) a réglé leur sort aux détracteurs de Shakespeare, expliquant qu’il était impossible à un auteur, confronté, jour après jour, aux exigences d’une troupe de théâtre, de dissimuler son identité.
On pourrait rapprocher ces différentes tentatives d’attribuer la paternité de l’œuvre shakespearienne à des auteurs divers des théories du complot qui fleurissent un peu partout sur le net.
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Shakespeare et la France
N’aborder le dictionnaire de François Laroque que sous l’angle de la polémique serait néanmoins très réducteur. L’universitaire a su marier érudition et vulgarisation, tout en situant, de façon très délibérée, son regard sur Shakespeare de ce côté-ci du Chanel. L’article consacré à la réception de Shakespeare en France montre toute l’ambivalence du regard français conditionné par un mélange d’admiration et de répulsion déjà perceptible chez le premier de nos intellectuels à s’intéresser à son œuvre, à savoir Voltaire.
C’est probablement la neutralité de Shakespeare qui ne séduit guère l’esprit français, constate François Laroque. De l’admiration sans borne de Victor Hugo aux réserves du général de Gaulle, des mises en scène Lugné-Poe à celles de Peter Brook, Shakespeare s’avère à la fois admiré et mal compris d’une société qui aime les débats d’idées tranchés et les mouvements littéraires clairement identifiables.
Il n’empêche que le langage du dramaturge est universel. On pourrait s’étonner par exemple de trouver dans ce dictionnaire un article consacré à Aragon, tout grand admirateur de Shakespeare qu’il fût. François Laroque le justifie néanmoins, par un joli rapprochement entre la situation d’Aragon en mai 1968 et celle du roi Lear, condamné à laisser la place : « J’en convenais, ma vie était finie et il me fallait payer de son effacement le surgir des autres. »
L’auteur du dictionnaire a ainsi le don de trouver la formule qui synthétise les centres d’intérêt d’une pièce ou les principes de la poétique shakespearienne, manifestant ainsi sa profonde connaissance née d’un longue intimité avec l’œuvre. On retiendra dans le même ordre d’idée la signification qu’il retire de l’énigmatique reine Mab évoquée par Benvolio dans Roméo et Juliette : « Le rêve, fantaisie tissée à partir d’une substance aussi fine que l’air, établit une démarcation incertaine entre la vie et la mort, entre l’ombre et la lumière. » Le lecteur saisit immédiatement la puissance et la profondeur des rêveries poétiques du barde de Stratford.
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Éclectisme et subjectivité
Le principe du dictionnaire amoureux invite à l’éclectisme et à la subjectivité, l’auteur peut donc s’intéresser aux pièces, aux personnages aux metteurs en scènes, aux adaptations cinématographiques aux thèmes récurrents ou aux auteurs qui ont puisé dans l’œuvre de Shakespeare. Certains rapprochements s’avèrent particulièrement pertinents, le jugement de Virginia Woolf et l’association qu’opère François Laroque entre l’Orlando de la romancière et le personnage de Comme il vous plaira souligne la force et l’intelligence d’une intertextualité que l’œuvre de Shakespeare ne cesse de nourrir.
Les articles thématiques, qui semblent des passages obligés, ne sont pas nécessairement les plus réussis, l’article « Forêt » par exemple se contente d’énumérer les pièces où il est question de forêt, il eût été opportun de rappeler l’apport de Robert Harrison (4) à cette question, d’autant plus que l’universitaire américain s’appuyait sur l’œuvre de Shakespeare. Mais d’autres article du même ordre, et beaucoup plus inattendus, comme l’article « Ours » permettent de replacer l’œuvre dans son contexte historique et populaire et de montrer à la fois le sens de la mise en abyme et la vertigineuse cohérence des symboles mis en œuvre par le dramaturge élisabéthain.
Parce que François Laroque a le noble don de la vulgarisation, il livre avec son Dictionnaire amoureux de Shakespeare un guide inspiré qui entraîne le lecteur dans une promenade passionnée qui multiplie les surprises, les regards inspirés et nous amène à constater l’évidence, il n’est guère de lecture plus stimulante pour l’esprit que celle du génie de Stratford.
Stéphane Labbe
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1. Lamberto Tassinari, John Florio alias Shakespeare, Le Bord de l’eau, 2016.
2. Daniel Bourgnoux, Shakespeare, le choix du spectre, Les impressions nouvelles, 2016.
3. Peter Brook, La Qualité du pardon, essais sur Shakespeare, Éditions du Seuil, 2015, https://stephane-labbe.blogspot.fr/2015/01/la-qualite-du-pardon-de-peter-brook.html .
4. Robert Harrison, Forêts, essais sur l’imaginaire occidental, « Champ », Flammarion, 2010.