Deux regards sur le théâtre au XVIIe siècle : rencontre avec Georges Forestier et Daniel Loayza
Le 10 janvier 2017, le théâtre Déjazet, à Paris, a accueilli Georges Forestier, professeur de littérature à l’université Paris-Sorbonne, spécialiste du théâtre classique français, et Daniel Loayza, traducteur, dramaturge et conseiller artistique au théâtre de l’Odéon.
Cette interview croisée, suscitée par Françoise Gomez, IPR-IA de lettres de l’académie de Paris, a été réalisée à l’occasion de la nouvelle édition de La Tragédie française. Règles classiques, passions tragiques, du lancement du MOOC de Georges Forestier sur le théâtre classique français, et de la traduction inédite du Conte d’hiver, de Shakespeare, par Daniel Loayza.
La rencontre a été l’occasion d’une confrontation passionnante entre les modalités spécifiques à la tragédie française dans le sillage du classicisme et le théâtre de Shakespeare inscrit dans la veine élisabéthaine. Les réflexions sur la nature du tragique, la dramaturgie et les modalités de représentation de part et d’autre de la Manche ont été au cœur de cet échange dont nous donnons ici quelques éléments.
La question de l’édition des textes
Daniel Loayza a amorcé le débat en interrogeant Georges Forestier sur la question de l’établissement des textes et des critères de choix des variantes d’une édition à une autre en prenant pour exemple deux versions de Bérénice, de Racine, celle de Jean-Pierre Colinet (« Folio ») et celle de Georges Forestier dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».
Les interrogations philologiques constituent la pierre angulaire de la recherche et sont garantes de l’authenticité des textes, mais quelle version valider ? Deux cas se présentent : soit l’auteur s’est relu et a voulu ériger un monument, comme Corneille qui a fait de petites modifications pour fabriquer une image qu’il voulait qu’on ait de lui pour la postérité, soit il n’y a pas eu d’édition de ses œuvres de son vivant, ce qui est le cas de Shakespeare ou de Molière.
Mais une question se pose pour l’auteur dramatique qui a pu se corriger : vaut-il mieux conserver le premier jet qui est celui que les spectateurs ont applaudi, ou bien le texte qui a été tardivement remanié ?
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Le tragique au sens du XVIIe siècle n’est pas ce qu’on croit
À la fin du XVIIIe siècle les philosophes allemands ont fabriqué une conception moderne du tragique à partir de ce qu’ils ont cru lire dans les tragédies grecques : l’affrontement de l’homme à ce qui le dépasse. Mais au XVIIe siècle, le tragique c’est ce qui ressortit à la tragédie : ce qui est funeste et sanglant (cf. Furetière et le Dictionnaire de l’Académie française). Pour Corneille et Racine, le tragique c’est le fait de pouvoir construire des intrigues qui peuvent faire naître chez le spectateur les deux émotions fondamentales que sont la frayeur et la pitié. Il n’y a pas d’arrière-plan philosophique. Le but de l’art, c’est instruire sur le plan moral et plaire.
Ainsi, l’essence du tragique au XVIIe siècle s’est gauchie par le jeu des empreintes connotatives et des dérivations lexicales. Par exemple, le mot « destin » dans le célèbre vers proféré par le personnage d’Oreste dans Andromaque, « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne » est le résultat d’une correction de Racine qui l’a substitué au mot « transport » de la version initiale.
Georges Forestier fait remarquer que ces deux termes, caractéristiques du lexique tragique, ne sont pas pour autant équivalents et la passion qui transporte le mélancolique Oreste constitue davantage un marqueur de fatalité que le destin.
Cette anecdote sur la variante d’un vers de Racine a permis d’embrayer sur la conception du tragique, son soubassement grec aristotélicien et sa portée cathartique, exempte d’arrière-plan strictement philosophique dans la mesure où tout ressortit à l’émotion dans le spectacle tragique. Véritable vecteur d’émotions fortes comme la frayeur et la pitié, la tragédie apparie le divertissement à la visée morale. Par le spectacle de l’affrontement d’un héros avec un « hors-monde » qui le dépasse, comme l’a précisé Daniel Loayza, le spectateur est amené à réfléchir à partir des émotions qu’a suscitées en lui la représentation.
Georges Forestier a évoqué la vision janséniste de l’homme en mettant en perspective le débat qui l’oppose aux jésuites dans la conception de la grâce. Si pour ces derniers la grâce se conquiert, pour les jansénistes la condition tragique est inhérente à l’homme depuis le péché originel qui a entraîné sa chute.
Daniel Loayza a mis au jour le paradoxe de la mission didactique et morale du théâtre dans la mesure où la tragédie met en tension le plaisir face aux débordements des passions et la règle du poète qui remet en ordre ce déchaînement afin de garantir les spectateurs des brûlures dont sont victimes les héros tragiques qui se déchirent sur scène. La tragédie met en branle des passions tout en les assujettissant à des règles pour ne pas « brûler des mêmes flammes » le public.
Georges Forestier a commenté à son tour cette contradiction du « dérèglement réglé » en précisant que les souffrances et les larmes de la vie réelle se muent en plaisir au théâtre qui assure de fait la purgation de ces passions débordantes pour rendre l’homme meilleur. La tragédie classique normée a ainsi voulu faire prendre conscience au spectateur que ce qu’il voit est une représentation parfaitement réglée. Pourtant, Georges Forestier ne manque pas de souligner que le but premier de nombreux dramaturges, dont Corneille, était de plaire avant même d’instruire, et cette réflexion a amené Daniel Loayza à questionner le double précepte du placere et docere en le confrontant aux premières intentions des auteurs.
La visée morale n’était peut-être qu’un masque et le prix éthique à payer pour que jaillisse le plaisir esthétique, l’injonction à purger les hommes de leurs vices servant de bouclier pour surmonter les procès intentés contre l’immoralité de la tragédie. Cette querelle est au cœur des débats, notamment chez les augustiniens, car il semble bien impossible de pouvoir prétendre échapper à la sensualité du théâtre, comme le souligne Daniel Loayza en prenant l’exemple de Polyeucte de Corneille dont le personnage éponyme est la proie d’un conflit intérieur entre l’amour humain charnel et la foi divine immatérielle.
La théorie classique a postulé un spectateur idéal en construisant une lecture morale du tragique et c’est ainsi que, selon Georges Forestier, la postérité a bâti le mythe d’un Molière strictement moral.
Genèse et dénouement
Évoquant la « dramaturgie de la cause finale », Georges Forestier a fait mention de la genèse de Cinna, Corneille s’étant inspiré du texte de Sénèque pour construire le dénouement de sa pièce. L’œuvre de Sénèque met en scène le questionnement d’Auguste, victime d’une conjuration. Alors que l‘action de la pièce se focalise autour de ce qu’Auguste doit choisir, la clémence ou la tyrannie, celle de Corneille explore les causes de cette trahison. Cette problématique du pouvoir au cœur des tragédies est aussi celle de Suréna, la plus belle tragédie de Corneille selon Georges Forestier, alors même que son échec mit fin à la carrière du dramaturge, supplanté par Racine. Dans cette pièce, Corneille questionne l’acte d’un roi qui est conduit à assassiner Suréna, l’homme à qui il doit tout.
Cette évocation du dénouement a été l’occasion pour Daniel Loayza d’ajouter que lire une pièce à rebours peut être un exercice fructueux avec des comédiens mais aussi avec des élèves pour révéler l’effet de lecture dans l’avènement du tragique. En effet, la pratique rhétorique de l’inventio et la dispositio est à l’œuvre dans la composition poétique d’une pièce de théâtre et la mise au jour de ses structures éclaire le processus tragique. D’ailleurs, Georges Forestier a précisé que l’elocutio n’était qu’une décoration pour l’époque et venait en dernier dans la réalisation d’une tragédie. C’est ainsi que Molière a pu demander à Corneille de versifier l’une de ses pièces dont le canevas était en prose.
Les deux chercheurs ont pu alors mettre en avant l’importance de la qualité de la dispositio dans la psyché racinienne qui n’en est que l’effet par l’agencement et la tension entre le pathos et l’ethos. Au XVIIe siècle, la psychologie prend sa source dans la rhétorique. Georges Forestier a ainsi rappelé le rôle de la recherche littéraire qui doit d’abord retourner aux textes avant de produire des discours sur ceux-ci, fondant ainsi sa pleine légitimité.
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« Le Conte d’hiver » présenté par son traducteur, Daniel Loayza,
et la question de la vraisemblance au théâtre
Au cours de son travail de traduction de la pièce de Shakespeare, Daniel Loayza s’est interrogé sur le choix de la prose et de la division de la pièce en deux journées alors que le roman de Robert Greene, Pandosto ou le triomphe du temps, qui a foruni le sujet, n’est pas organisé en deux moments distincts. En effet, Shakespeare en modifie des paradigmes tout en gardant des traces du tropisme incestueux et en adaptant théâtralement le titre originel par l’introduction d’un personnage allégorique représentant le Temps.
Par ailleurs, l’absence de textes théoriques de Shakespeare sur la mise en œuvre dramaturgique de son théâtre laisse en suspens toute hypothèse philologique et peut donner lieu à des spéculations herméneutiques plus ou moins avérées. Le Conte d’hiver constitue donc une pièce en deux parties équilibrées, césurées par une scène métadiscursive centrale qui s’affirme comme le milieu dans laquelle le personnage du Temps, affublé de tous les signes symboliques qui le relient à son identité, fait sa première apparition.
Il suspend son propre passage en informant le spectateur que seize ans se sont écoulés entre la première journée achevée et la seconde à venir. Ce passage se détache formellement du reste de la pièce par la présence de 32 vers rimés composant ainsi 16 distiques. Daniel Loayza fait remarquer que Shakespeare semble s’amuser avec ces correspondances numériques, le métadiscours sur le centre de la pièce et les jeux de miroirs entre la forme, la mise en rôle du Temps et le temps de la fiction théâtrale comme modalité dramaturgique.
Par ailleurs, la pièce s’apparente à l’illustration par excellence de la contraction « tragi-comédie » car sa bipartition rend possible la distinction entre une première partie de nature tragique et une seconde qui s’ancre dans un décor champêtre assorti d’une scène de reconnaissance comme signe traditionnel de la comédie.
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Autour de la vraisemblance :
la théorie française et la pratique shakespearienne
Le titre Le Conte d’hiver, fait référence à la demande d’Hermione à Mamilius de lui raconter un conte (acte II). Ce dernier lui propose alors d’en choisir la tonalité « triste ou gaie » et confie qu’« un conte triste va mieux en hiver » et qu’il en sait un « d’esprits et de lutins ». Ainsi, le « winter’s tale » renvoie aux contes invraisemblables, « à dormir debout ».
Le traducteur de la pièce a posé la question de la vraisemblance au théâtre et de son corollaire inversé pour retracer la ligne d’horizon d’un dramaturge qui est de créer l’illusion du réel en suspendant l’idée que les actes représentés sont imaginaires. Pourtant, et là encore le paradoxe inhérent au théâtre a été mis en perspective, Shakespeare se lance un défi en désignant son histoire comme invraisemblable.
Georges Forestier a rebondi sur cette problématique par le rappel des règles classiques en France au XVIIe siècle dont la théorisation a précédé leur mise en pratique scénique, à la différence de Shakespeare. Mais Corneille, « homme de défi » et certain que les meilleurs sujets sont invraisemblables, a aussi beaucoup joué avec les codes avant d’être récupéré par l’impératif du respect des règles, en suspendant et cassant tour à tour la crédulité du spectateur.
Enfin, Georges Forestier a ajouté que la dimension quasi « oulipienne » de Corneille l’a finalement dispensé d’une frustration quant à la liberté dans l’art dont il aurait pu disposer sans retenue s’il avait été anglais.
Avant de répondre aux questions de l’auditoire, Daniel Loayza a amorcé une conclusion pour évoquer à la fois le caractère expérimentateur du théâtre de Shakespeare, homme de défi également, s’affranchissant sans cesse des carcans génériques et des contraintes spatio-temporelles propres au théâtre. Il a aussi rappelé la proximité de Shakespeare avec le prolifique auteur français Alexandre Hardy (1570-1632), créateur de six-cent pièces dont il ne subsiste que trente-quatre, rattachées au genre de la tragédie irrégulière et de la pastorale. Enfin, en faisant allusion au film L’étrange histoire de Benjamin Button, de David Fincher (2008), Georges Forestier est revenu sur la question de l’émotion du spectateur, tout autant mobilisée quand des événements représentés se démarquent de toute vraisemblance.
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La bienséance et le traitement théâtral de la violence
Après la question de l’apport du théâtre espagnol, la « comedia », dans l’inspiration cornélienne, la thématique de la cruauté et la tentation de sa représentation ont été abordées. Georges Forestier a rappelé la tradition de la bienséance dans le théâtre français du XVIIe siècle et son rôle dans la stylisation et la sublimation de la mort. Les héros tragiques ne tombent jamais devant le public et sont toujours soutenus par un tiers.
Alors que la tragédie classique française exploite l’espace dramaturgique des coulisses, le théâtre anglais n’a pas toujours fait l’économie de la représentation de la violence dans les tragédies de la vengeance. Daniel Loayza a d’ailleurs interrogé le statut de la violence et sa monstration par l’évocation d’effets spéciaux qui peuvent faire rire le spectateur s’ils sont ratés. Cette horreur ridiculisée par l’échec de sa mise en œuvre peut faire se télescoper, dans un rapport étrange, le rire et le dégoût.
Les metteurs en scène des pièces de Shakespeare sont face à un défi dramaturgique pour illustrer théâtralement la cruauté et le sang. Pourtant, comme l’a rappelé le traducteur du Conte d’hiver, Shakespeare a progressivement pris congé de cette violence par la puissance de son récit, substitué aux effets spéciaux exhibés.
L’échange s’est achevé sur un rapprochement entre Molière et Shakespeare, tous deux praticiens du théâtre et hommes de troupes.
Caroline Riva
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• Georges Forestier, « La Tragédie française. Règles classiques, passions tragiques », Armand Colin, collection « U », 2016, 326 p.
• Shakespeare, « Le Conte d’hiver », traduction et présentation de Daniel Loayza, édition bilingue, « GF », Flammarion, 2016, 492 p.
• Vidéo : Captation du dialogue entre Georges Forestier et Daniel Loaza au théâtre Déjazet (1 h 50).
• Présentation du MOOC de Georges Forestier sur le théâtre classique français.
• Un « Tartuffe » inconnu en trois actes, reconstitué par Georges Forestier, par Élodie Gillibert.
• Le « Dictionnaire amoureux de Shakespeare », de François Laroque, par Stéphane Labbe.
• « Richard III », de Shakespeare, mis en scène par Thomas Ostermeier, par Gaëlle Bebin.
• « Hamlet », de Shakespeare. La fortune scénique d’un chef-d’œuvre renouvelé à la Comédie-Française, par Alain Beretta.
• Voir également sur ce site : un numéro spécial de « l’École des lettres », Le théâtre à l’âge classique, et les très nombreux articles consacrés à Molière, Corneille, Racine.