Denis Kambouchner, "Descartes n’a pas dit", ou comment lire Descartes en cartésien…
Être cartésien… Apanage des ingénieurs et des anticléricaux, des amoureux de l’ordre et des angles bien tracés… « Je suis cartésien ! », prétendent tous ceux qui n’entendent pas abandonner leur clairvoyance aux mains des séduisantes croyances et du marasme des passions.
Mais Descartes était-il lui-même cartésien en ce sens ? Retrouve-t-on dans ses textes l’hégémonie d’une raison imperméable aux sensations et aux émotions, indifférente aux réalités surnaturelles qui dépassent sa compréhension ?
C’est étrange mais, lorsque nous le lisons pour de bon, c’est plutôt l’inverse que nous rencontrons : philosophie du corps et de l’expérience, philosophie de la croyance, philosophie des passions ; la philosophie de Descartes, c’est aussi tout cela, bien loin de l’idée que nous nous en faisons. Autant dire que la doctrine de celui qui a un jour écrit « je pense donc je suis » est recouverte de nombreux lieux communs auxquels il fallait qu’un authentique cartésien s’occupât de tordre le cou.
Voilà alors ce que fait Denis Kambouchner dans son élégant Descartes n’a pas dit qui vient de paraître aux Belles Llettres.
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Un véritable dictionnaire des idées reçues sur la pensée de Descartes
Denis Kambouchner est philosophe et professeur de philosophie moderne à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Ses réflexions et travaux portent à la fois sur la question de la culture et de l’éducation et sur l’histoire de la philosophie, notamment celle de l’âge classique, et plus particulièrement celle de Descartes dont il est spécialiste. De toutes ses études sur ce dernier, évoquons L’Homme des passions (Albin Michel, 1995, 2 vol.), Les Méditations métaphysique des Descartes : introduction générale, première méditation (PUF, 2005), Le Style de Descartes (Manucius, 2013). Notons enfin que Denis Kambouchner codirige la nouvelle édition des Œuvres complètes de Descartes chez Gallimard.
Le petit ouvrage que nous offre Denis Kambouchner, exigeant et accessible à la fois se présente comme un véritable dictionnaire des idées reçues sur la pensée de Descartes, à ceci près qu’elles sont ici rigoureusement corrigées par des exposés précis des points de sa doctrine, qu’étayent de fréquentes citations de ses textes. Le propos de l’auteur semble doublement animé, d’une part, par une attention très éclairée et très fidèle à la lettre de Descartes, et, d’autre part, par un souci d’une lecture synoptique de son œuvre dont sont également considérés tous les textes, jusqu’à ceux de la correspondance.
Ces deux exigences indiquent en creux que toutes les fausses idées sur la doctrine d’un auteur, quel qu’il soit, ne peuvent croître que lorsque les lectures sont hâtives et partielles. Et Denis Kambouchner de nous montrer que l’on ne peut en venir à bout qu’en adoptant l’attitude inverse. Aussi trouve-t-on le fondement de nos fausses idées dans la négligence des formules de Descartes dont la maîtrise de la langue est telle que nous devons nous obliger à examiner jusqu’à ses adverbes et sa ponctuation ; aussi trouve-t-on tout autant ce fondement dans l’ignorance des circonstances d’écriture de certains textes que nous avons tendance à prendre pour argent comptant, sans les mettre en perspective avec le reste du corpus. Voilà ce que nous aide à faire Descartes n’a pas dit.
De quelques préjugés tenaces
Si les fâcheux préjugés à propos de la pensée cartésienne ont la peau dure, il faut aussi ajouter qu’ils ne sont pas rares. D. Kambouchner précise, ce qui n’est pas pour nous rassurer, que tous ceux déjà nombreux que nous trouverons ici ne sont le fruit que d’un choix limitatif : « Ce livre s’arrête à vingt et un d’entre eux : chiffre déjà notable, qui toutefois ne correspond qu’aux thèmes les plus fréquentés » (avant-propos, p. 10).
Remarquons cependant que ce choix semble épouser une certaine cohérence : à travers l’analyse de ces vingt et une idées reçues, nous voyageons dans l’ensemble de la doctrine de Descartes et nous abordons ainsi tous les pans de sa philosophie.
Nous allons de la question de la culture (en partant du préjugé selon lequel le philosophe nous enseignerait que « dans les écoles on n’apprend rien d’utile ») à la celle de la politique (« il faut laisser la politique aux princes ») en passant par la métaphysique (ex : « “je pense donc je suis” est une grande découverte »), la physique (ex : « la physique n’a guère besoin d’expériences ») et la morale (ex : « la raison se passe d’émotions »).
Une très sûre introduction à la philosophie de Descartes
Mais, par là même, puisque chaque chapitre se propose de corriger une mauvaise lecture non seulement en en rendant compte, mais surtout en y substituant la bonne, c’est-à-dire celle qui repose sur une profonde connaissance de première main de l’œuvre et de la correspondance de Descartes, cet ouvrage constitue bien une introduction très sûre à sa philosophie qu’on peut ainsi espérer aborder sans faux pas.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de voir dans les réponses à ces lieux communs, une parole indépassable de vérité, mais une attitude juste que tout véritable lecteur doit vouloir imiter s’il veut pouvoir lire Descartes en philosophe, autrement dit s’il veut le lire en recherchant la même chose que lui : la vérité, ce qui doit bien sûr commencer par le souci d’exactitude dans notre rapport à la lettre même de ses textes.
Cette attitude que l’auteur de Descartes n’a pas dit nous propose d’adopter contre les idées toutes faites, au contraire d’un enseignement dogmatique, implique plutôt que l’on soit capable de remettre en cause notre propre interprétation en défendant la vérité à travers une vive discussion : ce que D. Kambouchner effectue exemplairement dans certains chapitres lorsqu’il donne à son affrontement avec l’opinion la forme du dialogue.
Être cartésien, c’est être animé du désir de fonder ses propres idées
Notons enfin que cette forme du dialogue est encore adoptée au terme de l’ouvrage dans un appendice conclusif à travers lequel l’auteur procède à une « Brève apologie en forme d’entretien ». Or, c’est justement avec la question de la vérité que s’ouvre cette dernière partie : s’agit-il de rechercher un enseignement de vérité dans l’œuvre de Descartes qui entend instituer une « philosophie véritable » ? Denis Kambouchner nous met en garde : « Sans doute faut-il d’abord éviter de mettre une majuscule à la vérité. […] [L]a vérité […] ne vous sera jamais offerte si vous n’avez, comme disait le Discours de la méthode, pris la “résolution d’étudier en [vous]-même”. Il n’y a donc rien ici à sacraliser » (p. 217).
Son interlocuteur insistera : « Soit, mais que faudra-t-il entendre par une ou la philosophie véritable ? » Et l’auteur de répondre : « Dans la perspective cartésienne, une philosophie absolument solide. Ce qui ne veut pas dire : un système fermé, une forteresse imprenable, bâtie sur des principes très éloignés du sens commun, mais au contraire une philosophie que tous les bons esprits seront conduits à faire leur… » (p. 218).
Une chose est donc sûre, si on peut être cartésien, ce ne sera certainement pas en se réfugiant dans des idées préconçues et irréfléchies. Être cartésien, c’est être animé du désir de fonder ses propres idées en refusant par là même tout « prêt-à-penser ». En somme, rien de moins cartésien que de se dire cartésien.
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Et en même temps, la leçon de cette entreprise nous est précieuse car elle nous indique qu’un chemin existe bien entre l’opinion irréfléchie dont on part toujours et la connaissance des savants à laquelle on ne parvient jamais d’un seul bond. Mais afin que ce chemin puisse être parcouru, il faut que les savants tendent leur main à ceux qui ignorent qu’ils ne savent pas encore. Descartes n’a pas dit est de ces mains tendues par ceux que l’on peut littéralement et sans doute exclusivement nommer « pédagogues ».
Florian Villain
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• Denis Kambouchner, “Descartes n’a pas dit, Un répertoire des fausses idées sur l’auteur du “Discours de la méthode”, avec les éléments utiles et une esquisse d’apologie”, Paris, Les Belles Lettres, , 240 p., 2015.
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