De Racine à Marcel Aymé : "La Tête des autres"
Pendant que la tragédie se déploie, avec Phèdre, salle Richelieu, la comédie occupe la deuxième salle de la Comédie-Française, le Théâtre du Vieux-Colombier, avec La Tête des autres, de Marcel Aymé.
C’est la première pièce de l’auteur à être jouée au Français (en dehors du Loup, tiré des Contes du chat perché, mis en scène au Studio-Théâtre en 2008).
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Marcel Aymé, auteur à scandale
Romancier, essayiste, auteur de contes et de nouvelles, Marcel Aymé pénétra dans le monde du spectacle à partir des années 1940 par l’adaptation au cinéma de certaines de ses œuvres, notamment La Traversée de Paris, en 1956. Dans la foulée, il pense alors à écrire pour la scène, non sans susciter le scandale.
Une première pièce, Lucienne et le Boucher, montée en 1948, déjà au Vieux-Colombier, montre une jeune femme qui jette son dévolu sur son voisin boucher et va jusqu’à tuer son mari.
En 1950, Clérambard, présentant le bouleversement d’une vie touchée par la grâce, met à nouveau en scène un personnage anticonformiste bousculant une société frileuse. La Tête des autres, créée en 1952 au Théâtre de l’Atelier dans une mise en scène d’André Barsacq, provoqua à nouveau le scandale. L’attaque en règle de la magistrature et de la peine de mort, associée à la dénonciation de la mainmise du pouvoir politique sur le pouvoir judiciaire, fut jugée insupportable dans la difficile période de l’après-guerre.
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Une esthétique proche des films noirs
La mise en scène de Lilo Baur s’efforce à juste titre de mettre en valeur la noirceur qui perce derrière le rire. Pour atteindre une tension dramatique qui mette à distance l’aspect purement comique, elle a pris le parti d’une esthétique cinématographique proche des films noirs. Le jeu des acteurs sort du gag pour faire sentir à chaque instant une menace imminente, et l’environnement sonore dominé par le jazz (le condamné à mort par erreur est un joueur de jazz) génère une tension supplémentaire. La scénographie rejoint cette esthétique en donnant à voir un décor amovible de studio de cinéma.
Par ailleurs, la pièce offre une image très moderne de la femme, à travers deux formes différentes d’émancipation. D’une part, Juliette, l’épouse du procureur Maillard, a priori bourgeoise type de son époque, évolue en prenant le parti de l’innocent dont elle s’amourache : elle remet en question l’autorité masculine et bouleverse totalement son appréhension de la justice et du monde.
D’autre part, Roberte, la femme du procureur Bertolier, rejette beaucoup plus radicalement ce qui symbolise l’idéal féminin conventionnel : revendiquant son adultère comme une égale des hommes, elle dénonce l’injustice à laquelle la soumet son statut de femme. Le jeu de Véronique Vella (Juliette) et de Florence Viala (Roberte) fait bien ressortir la dimension charnelle de cette pièce sous-tendue par le désir. Quant au dénouement, il laisse entendre que l’injustice serait au plus profond de nous… Alors, mieux vaut en rire !
Alain Beretta