De quelques précurseurs sombres annonçant l’éclair. Entretien avec Guy Darol
Tout ce que vous n’avez jamais su sur le rock (et que vous n’avez jamais pensé à demander) est ici. Dans ce livre essentiel, Outsiders, 80 francs-tireurs du rock et de ses environs, l’écrivain et journaliste Guy Darol révèle la face sombre du rock. Pas la plus maléfique, non, mais la moins célébrée, la moins spectaculaire et héroïque.
Les héros sont fatigants. Tout leur réussit. Mais face à l’échec ils s’effondrent. L’échec est bien sûr relatif. On pourrait établir un parallèle facile avec les cancres, ces intelligences différentes, incomprises.
Des perdants : Syd Barrett, The Residents, Moondog, Kevin Ayers, Captain Beefheart ? S’ils sont bien en marge – et la marge ne définit- elle pas le cadre ? – ces figures de l’authentique contre-culture ne seront jamais des produits marketés. Ils sont inaptes à la récupération. Des modèles ? Oui, en ceci qu’ils prônent la singularité et la ténacité. Sois-toi, il n’y a que toi. L’auteur ne conclut-il pas son avant-propos par cette phrase de Nietzsche tirée du Gai savoir : « Qui s’aime lui-même apprend à le faire en suivant une voie identique : il n’y a que celle-là. »
De sa plume lyrique et amicale, Guy Darol, spécialiste de Joseph Delteil, André Hardellet et Frank Zappa à qui il consacre prochainement un cinquième ouvrage, célèbre quatre-vingts étoiles noires mélancoliques tel, parmi tant d’autres, Daevid Allen qui « affirmait voir été contacté par des intelligences extraterrestres qui lui avaient demandé de porter secours aux terriens » ou Eugène Chadbourne dont la mission serait de «secouer les consciences ».
Au professeur du conservatoire qui lui demandait de choisir entre la Musique, avec un grand M, et la gaudriole (le rock), l’immense Albert Marcoeur choisit la gaudriole. Richard Pinhas, « cyberpunk avant la lettre » contribua « à la diffusion de la pensée de Gilles Deleuze ». De la pensée et de la littérature il n’est question que de cela dans ce livre à la fois savant et accessible au plus grand nombre, même si le plus grand nombre ignore tout de ces francs-tireurs et de leur geste.
Ces portraits n’ont rien d’anecdotiques. Ils montrent à quel point les avant-gardes artistiques sont en connivence. Il y a bien longtemps que le rock a gagné ses lettres de noblesse. Les connaisseurs le savent. Peu d’ouvrages cependant rendent un tel hommage à ceux qui restent à la lisière, au-delà de cette frontière dessinée par le projecteur.
Entretien d’Olivier Bailly avec Guy Darol
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Selon quel critère avez-vous choisi ces 80 outsiders ?
Guy Darol. – C’est le résultat d’un travail commencé en 2009 à partir d’un constat : des compositeurs, des chanteurs ou des groupes que j’admirais depuis de longues années n’avaient généré que très peu de commentaires, parfois aucun, et je n’avais pas d’autres solutions pour mieux les connaître que de mener l’enquête. Il m’a donc fallu cinq années pour réunir ces 80 portraits d’outsiders. Certains sont connus et respectés d’un petit nombre, d’autres parfaitement ignorés.
J’avais réuni plus de deux cents noms mais, en réalisant que j’allais m’aventurer dans une entreprise titanesque (qui aurait probablement abouti à un volume de 3 000 pages), j’ai décidé de resserrer mon propos autour des figures les plus représentatives de ce qu’avait produit la contre-culture à partir du début des années 1960.
Chemin faisant, je me suis aperçu que la plupart de ces anti-héros étaient des précurseurs, des précurseurs sombres annonçant l’éclair. Ils avaient pour la plupart inventé un style, un courant, une tendance. C’étaient les pionniers méconnus du rock psychédélique, du punk rock, du surf rock, de la techno ou des musiques cinématiques. Ils avaient inventé au prix de grands efforts, rarement ou très mal rétribués, des formes musicales aujourd’hui entrées dans le vocabulaire courant.
D’autre part, certains d’entre eux avaient décidé de faire de la musique sans avoir appris à jouer d’un instrument et ils manifestaient dans le domaine du rock une audace comparable à ce qu’avait été le mouvement dada ou l’art brut.
D’un côté des inventeurs qui ne se regardent pas inventer ; de l’autre des artistes qui ne se disent pas artistes. Mais presque toujours des vagabonds, des dépressifs, des alcooliques, des expérimentateurs de drogues diverses qui aboutissent parfois dans une unité psychiatrique, ou dans la rue où ils survivent comme ils peuvent, ou qui se retrouvent confrontés à un gourou voire à un serial-killer.
Certains outsiders qui figurent dans votre livre le sont moins que d’autres. Je pense à Syd Barrett, Moondog ou Captain Beefheart…
Le passage du temps qui finit toujours par faire régner l’écume a longtemps occulté la source illuminée qu’avait été Syd Barrett dans l’histoire de Pink Floyd. L’écart qui se mesure entre le dernier album du groupe et The Piper At The Gates of Dawn définit une ascension vers le consensus.
Syd Barrett était une combinaison chimique faite d’acide mais aussi d’Edward Lear, Lewis Carroll, Kenneth Grahame, George Orwell, James Joyce et William S. Burroughs. Son inspiration traversière avait produit une musique singulière qui polarisait des sons neufs. C’était le franc-tireur par excellence qui n’hésite pas à mettre sa peau sur la table.
Moondog pas plus que Captain Beefheart n’ont atteint le sommet des charts. L’un se produisait dans la rue, l’autre avait fini par se réfugier dans la peinture où sa gloire fut assurée en tant que maître de l’expressionnisme abstrait comparé à Franz Kline. Moondog initia un jazz ancré dans la culture amérindienne, Beefheart fut la voix blanche d’un blues déconstruit sans équivalent. Leur statut d’outsider est inscrit sur le chemin de la sincérité qu’ils ont suivi envers et contre tout.
Certains au contraire sont de grands oubliés
Debris, Peter Grudzien, Wild Man Fischer ou encore R. Stevie Moore sont de grands oubliés. Les deux derniers avaient l’ambition de surclasser les Beatles, ils n’y sont pas parvenus. L’enthousiasme (étymologiquement le fait de « porter dieu en soi ») ne suffit pas à réécrire l’Histoire. L’industrie discographique et ses relais n’ont pas tenu compte de leur foi qui consistait à s’éprouver comme des artistes.
Appartenir à la catégorie des « real people » (le peuple des authentiques) voue à l’échec toute initiative spontanée. Le système des objets ne tolère que des marchandises standardisées animées d’un fort potentiel commercial.
R. Stevie Moore est l’une de mes fiertés car il a contourné le problème en s’auto-produisant et en se faisant connaître sur un site dédié à son nom où l’on peut se procurer l’un de ses 200 artefacts (cassettes, vinyles, CD, MP3). Au passage l’homme est un génie, un outsider occulte qui mériterait de devenir culte.
Sont-ils les mauvais élèves du rock ?
Ce sont des modèles qu’il vaut mieux ne pas suivre si l’on cherche le succès. Ils n’en font qu’à leur tête au mépris des lois du commerce. Tim Buckley enjamba tous les styles, combinant tour à tour folk, jazz et funk, et sa carrière en fut brisée. Il n’est jamais bon de s’écarter de l’ornière.
L’industrie fabrique des artistes dans une étoffe grossière que l’on peut identifier à plus de deux cents mètres. Ceux qui se hasardent à inventer de nouvelles formes sont jetés sur le bas-côté. Il faut la hardiesse d’un spéléonaute pour parvenir à les dénicher.
Ce qui explique que vous les valorisiez ?
L’expérimentation qui fuit les règles est le plus souvent condamnée au silence des observateurs patentés. Valoriser les outsiders, c’est rendre compte d’œuvres hétérodoxes qui n’entrent pas dans un résumé. Car elles témoignent de la vitalité de l’underground – ce mot n’a pas péri, le do it yourself sera toujours d’actualité – et montrent que l’invention est rarement comprise en son temps.
Être ou ne pas être un outsider : qui décide ?
Le silence quand il n’est pas gâché par le mépris.
En lisant votre livre on comprend combien le rock et la littérature sont liés.
Qu’il le revendique ou non, le rock exploratoire appartient aux mouvements des avant-gardes du XXe siècle, à partir de l’histoire décisive du Cabaret Voltaire à Zurich où, dans les premiers mois de l’année 1916, des personnalités telles que Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco et Emmy Hennings avaient organisé le tumulte en syncopant des rythmes improvisés sur des chants amphigouriques, mettant ainsi en perspective ce qui deviendrait le free rock ou la musique garage.
Par ailleurs, la naissance quasi accidentelle de Dada, sans chef de file ni théoricien patenté, s’inscrivait à la suite des vacarmes provoqués dans les cafés du Quartier latin par un groupe qu’animait le poète Émile Goudeau, lequel avait fédéré en 1878 un grand nombre d’écrivains (Alphonse Allais, François Coppée, Charles Cros, Jean Richepin, Laurent Tailhade…) sous l’appellation des Hydropathes, un mot qui définissait un sérieux penchant pour l’alcool, les calembours et finalement la dérision.
Les portes de la liberté étant ainsi ouvertes, la plupart des arts s’en donnèrent à cœur joie pour monter au front contre l’académisme, ouvrant ainsi la voie à des pratiques iconoclastes qui aboutiraient aux arts incohérents, au cubisme littéraire, à l’agit-prop, aux bruitistes, à l’ultraïsme, au surréalisme, au Collège de Pataphysique, à la Beat Generation, à Fluxus, à l’Internationale situationniste… autant de courants et de mouvances qui résultaient des noces de l’absurde et de la provocation célébrées à Paris, à la fin du XIXe siècle, par des groupuscules sans étendards mais qui se faisaient néanmoins appeler Harengs-Saurs, Hirsutes, Jemenfoutistes ou encore Zutistes.
Le zut aux conventions, et principalement aux règles de l’art, devint un mode de vie qui donnerait au début des années 1960 ses lettres de noblesses à l’underground et sa contre-culture. Le rock, celui dont fait écho Outsiders, est bien en effet le produit de ces différentes déflagrations et il se comprend en quelque sorte à rebours, soit à la lumière d’Alfred Jarry jusqu’à George Maciunas, en passant par William S. Burroughs et Guy Debord.
La littérature, du moins ses actes les plus casse-dogmes, et peut-être devrais-je plutôt parler de poésies rebelles, est incontestablement le hot big bang à l’origine de cette idée que la musique pourrait désormais s’accomplir sans apprentissage, dans l’instant et selon son désir.
On se souvient par ailleurs qu’au début des années 1970, ceux qui découvraient avidement les nouveautés discographiques (qualifiées de rock progressif ou psychédélique) avaient souvent à portée de mains des ouvrages d’Antonin Artaud, de Jack Kerouac, de Henry Miller, d’Allen Ginsberg, de Philip K. Dick, de William Blake ou le Manifeste électrique aux paupières de jupes dont les instigateurs, Michel Bulteau et Matthieu Messagier, possédaient cette connaissance croisée qui allait de Rimbaud au Velvet Underground, de Henri Michaux à Captain Beefheart.
On peut noter cette filiation chez un grand nombre de mes Outsiders dont les relations à la littérature et aux mouvements des avant-gardes sont souvent assumées.
Daevid Allen et Aleister Crowley, Kevin Ayers et Oscar Wilde, Syd Barrett et Lewis Carroll, Tim Buckley et Federico Garcia Lorca, Joseph Byrd et Alice B. Toklas, Vincent Crane et Gérard de Nerval, Mick Farren et Alexander Trocchi, Bill Fay et Samuel Beckett, Wizz Jones et Jack Kerouac, Jackie Leven et Anna Akhmatova, Richard Pinhas et Norman Spinrad, Tom Rapp et William Butler Yeats, Ed Sanders et Charles Olson, Peter Stampfel et William Blake, Vivian Stanshall et Dada, Roger Wootton et John Milton, tous témoignent à leur manière des liens qui unissent la création musicale à la puissance des images et du verbe, y compris dans leur dislocation autorisant alors l’expérimentation et l’improvisation.
Quant au do it yourself anti-consumériste qui permit à Jandek, à R. Stevie Moore ou à Dan Treacy de prendre leur élan, il incarnait la postérité de Marcel Duchamp, la fécondité du jeu – que celui-ci fut proclamé par les surréalistes ou les situationnistes – et l’évidence que désormais les autodidactes avaient pris le pouvoir sur les émules de la culture savante.
Les artistes dont vous parlez sont porteurs de rêves, d’idéal, d’absolu, toute chose qui semble manquer aujourd’hui.
Guy Darol : Ils impulsent la certitude que tout est possible en dehors des pressions du commerce. Après tout, The Godz n’avaient jamais touché un instrument avant de réaliser Contact High Wit Da Gotz et The Shaggs, l’un des premiers girl group, ont démontré (à chacun d’apprécier le résultat) qu’elles pouvaient faire aussi bien que les Beatles sans avoir suivi un cours de composition. Ce que confirma Frank Zappa qui s’était instruit à l’écoute de Varèse et de Stravinski.
Le rock est devenu un sujet d’étude sérieux. À quoi est-ce dû ?
Des écrivains comme Greil Marcus, Nik Cohn ou encore Barney Hoskyns, pour ne citer que ces trois-là, ont emmené le rock sur le terrain de la pensée. Il existe à présent une véritable littérature instruite de philosophie, de sociologie, d’anthropologie, de musicologie qui signale un genre digne du plus grand intérêt.
Parallèlement à cet essai vous publiez « Guerrier sans poudre ». Dans ce roman le lecteur suit l’itinéraire d’un jeune homme en quête de sens au début des années 70.
Axel, le « héros » de Guerrier sans poudre, est un outsider qui réfute toute appartenance à la meute glorieuse. Son unique ambition est de secouer les cervelles livides en en appelant à la littérature – ce qui revient à dire qu’il emprunte une déviation et peut-être un cul-de-sac. Comment le dire autrement dans un monde qui tourne le dos à l’esprit ?
Ses armes de destruction massive se nomment Jean-Pierre Duprey, Jean-Daniel Fabre, Stanislas Rodanski, Xavier Forneret ou encore Bernard Réquichot, une collection de rêveurs définitifs dont les désastres, à la suite d’Artaud et de Sade, n’ont ébranlé que les canons de l’académisme.
Vous avez écrit sur deux grands poètes de la langue française : André Hardellet et Joseph Delteil. Des outsiders ?
André Hardellet et Joseph Delteil sont des poètes, un qualificatif qui suffit à les ranger parmi les outsiders – ce que je déplore évidemment, mais c’est un fait difficile à contester. Les découvrir fut pour moi un réconfort – leurs œuvres évoquent l’enfance, le mépris des mondanités, la puissance du grand air – et je les compte, sans les avoir connus, parmi mes amis.
Lire La Deltheillerie ou La Promenade imaginaire éclaire le chemin quand tous les repères se dérobent. Avec eux l’invisible devient visible et la succession des événements selon le régime du temps linéaire est tout simplement renversée. Ce sont deux subversifs qui manquent à notre époque. Leurs œuvres publiées permettent d’y recourir comme à des bâtons de dynamite ou à de la vitamine.
Vous qui avez été enseignant, que souhaitez-vous transmettre avec ce livre ?
Le goût de la curiosité.
Propos recueillis par Olivier Bailly
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• Guy Darol, « Outsiders. 80 francs-tireurs du rock et de ses environs », Castor astral, 2014.
• Guy Darol, « Guerrier sans poudre », Maurice Nadeau éditeur, 2014.
• Voir le dossier consacré à Guy Debord dans le numéro de novembre de l’École des lettres.