De « Cyrano » à « Edmond » , petite histoire littéraire d’un écho triomphal
Comment expliquer qu’une pièce de théâtre puisse un jour obtenir un degré de popularité inouï au point de devenir un phénomène de société ?
N’est-il pas singulier que deux comédies « héroïques » aussi intimement liées que Cyrano de Bergerac, créé par Edmond Rostand en 1897 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin et Edmond, créé par Alexis Michalik en 2016 au Théâtre du Palais-Royal, bénéficient pour une large part du même itinéraire triomphal ?
Vertus de l’admiration littéraire
Cyrano de Bergerac et Edmond, à près de cent vingt ans d’intervalle, semblent avoir génétiquement le même ressort fondamental : l’admiration. Rostand, à son époque, n’était-il pas féru de Shakespeare, de Corneille, de Molière, bref de « tous ces noms dont pas un ne mourra » en incluant a fortiori Victor Hugo et tout particulièrement son Lucrèce Borgia (1833) qui se clôt comme Cyrano de Bergerac sur un aveu tardif : « Ah !… tu m’as tuée ! – Gennaro ! je suis ta mère ! » ?
En ce sens, fidèle à l’emprunt littéraire très pratiqué par les dramaturges du Grand Siècle, Edmond Rostand se nourrit d’un grand nombre d’hypotextes pour reprendre la terminologie de Gérard Genette. En clair, il écrit dans les pas de géants, aussi effrayante puisse lui apparaître au premier abord cette entreprise. Certains créateurs préfèrent mettre à distance leurs sources par crainte d’une comparaison possible qui les desservirait et d’autres comme Rostand et plus tard Michalik, qui flirtent avec les textes patrimoniaux, à la fois horizons indépassables et inspirants.
Michalik ne se contente pas d’écrire l’histoire de Rostand écrivant son chef-d’œuvre. Il se dédouble en ce Rostand avec qui il possède une étroite connivence voire la même intime conviction : à savoir que l’art dramaturgique commence avec l’écho non pas des voix muettes mais bien de celles que l’on a entendues, aimées et même apprises par cœur. Dans les deux cas, la démarche littéraire ne relève pas seulement d’un exercice de style mais bien d’une tentative de réappropriation, comme si les personnages de Cyrano de Bergerac et d’Edmond sne feraient pas seulement entendre leur voix propre,mais aussi celles des héros de Shakespeare, Corneille, Molière ou encore Hugo.
Vers une communauté de destin cinématographique ?
Donc, près de cent vingt ans après, rebelote : on retrouve la même ferveur populaire pour Edmond que pour Cyrano de Bergerac. Mais plus étrange encore, on observe une même réussite au niveau de l’adaptation cinématographique des deux œuvres dramatiques. On se rappelle en effet de la performance de Gérard Depardieu dans le rôle-titre du film de Jean-Paul Rappeneau : César du meilleur film et du meilleur acteur, Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1990.
Même si personne ne peut promettre un parcours identique à Edmond, les chiffres de fréquentation des salles qui projettent le film adapté de la pièce par Alexis Michalik lui-même, présagent au moins un succès populaire. De ce point de vue, comment ne pas faire remarquer ici une forme de constante qui d’évidence possède plusieurs explications.
Ces deux pièces ont un autre ressort identique. Il s’agit dans les deux cas de fictionnaliser l’existence ou tout au moins une tranche de vie d’un personnage ayant réellement vécu. Autrement dit, ces deux intrigues théâtrales payées d’un triomphe absolu ont en commun de toucher au biographique en s’en autorisant la réinvention. Le génie de Michalik revient ainsi à avoir compris combien le tissage était essentiel dans l’art dramaturgique : tissage intertextuel comme il a été mentionné plus haut mais aussi tissage biographique. Ce que l’on pourrait résumer dans cette formule : Edmond, c’est l’histoire d’Edmond Rostand écrivant Cyrano de Bergerac, réécrivant la vie de Cyrano de Bergerac, auteur du Pédant joué et de L’Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657). Or, le biographique constitue l’attrape-cœurs le plus efficace qui soit vis-à-vis du public.
Tout est affaire d’ambition
Un spectateur populaire attend du théâtre deux choses. D’une part, qu’il ne l’ennuie (voire ne l’assomme pas) ; d’autre part, qu’il ne lui ressorte pas toujours les grosses ficelles. Or, l’intrigue d’Edmond lui donne l’occasion de courir deux lièvres à la fois : rire aux éclats et être ému aux larmes. Éléments qui fondent aussi d’emblée le succès de la pièce de Rostand ; mais qui n’étaient évidemment pas non plus exempts du Ruy Blas d’Hugo, par exemple.
Le défi du dramaturge n’en était pas moins immense : faire coexister Hugo, Shakespeare, Corneille dans une même œuvre sans la fragmenter ou en faire une simple et peu enthousiasmante pièce « hommage ». Fidèle à l’esprit de Rostand, Michalik choisit de réécrire sa vie non pas comme elle fut – Edmond n’est en rien un biopic – mais comme elle aurait pu être avec le « panache » de Cyrano de Bergerac. Et dans cette histoire, nous l’aurons compris, tout est affaire d’ambition. Car, en dépit du défi colossal représenté par la création d’une pièce impliquant des dizaines de personnages et des décors élaborés, Edmond Rostand se convainc au fond de lui que rien ne lui est impossible.
Ce parti-pris en forme de pari, Michalik donne l’impression de le reprendre au bond. Puisque, raconter la vie du dramaturge français qui a écrit la pièce qui a eu le plus de succès au répertoire relève d’un projet de la plus haute invraisemblance, a fortiori dans un délai si étroit. Ce sera cette improbabilité même du projet qui féconde férocement son désir de l’écrire.
Le théâtre populaire, celui à qui Hugo a su redonner en son temps ses lettres de noblesse, n’est pas un théâtre voué à l’intimité et à l’épure. Comme le confirme la mise en scène récente de Lucrèce Borgia par Denis Podalydès à la Comédie-Française, le propos le plus sérieux qui soit n’exempte pas un dramaturge d’une mise en situation spectaculaire. Avec Edmond dans la continuité de Cyrano de Bergerac avec lequel il noue une alliance aussi féconde que celle qui lie Cyrano et Christian, Alexis Michalik concilie une veine littéraire nourrie d’une foultitude d’influences dramaturgiques et une veine populaire ne renonçant jamais à provoquer l’émotion plurielle du spectateur.
Antony Soron, ÉSPÉ Sorbonne Université
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