"Les Damnés", d'après Luchino Visconti, à la Comédie-Française
Voir le théâtre, ce n’est pas lire le théâtre : l’un rencontre les sens, l’autre l’esprit. Les Damnés, de Luchino Visconti, adaptés par Nicola Badalucco et Enrico Medioli et mis en scène par Ivo van Hove à la Comédie-Française, plus encore qu’une rencontre, c’est un choc qui saisit de stupeur et de fascination.
Le caractère impressionnant de la pièce, de sa mise en scène, du jeu de ses acteurs, du déroulement inexorable de l’action, constitue un grand moment de théâtre. Même si la pièce est fidèle au scénario du film, le langage dramatique, ses codes et ses possibilités font de cette adaptation un objet de théâtre techniquement inédit, et essentiellement archaïque.
.
L’emprise du nazisme sur une famille
Ce qui est archaïque c’est l’essence même de la pièce, la tragédie qui rythme et structure l’action, l’installation inexorable d’un destin nazi qui détruit un à un les membres d’une prestigieuse et puissante famille allemande, les von Essenbeck, richissimes propriétaires d’aciéries.
Tragique en effet est le destin du patriarche, de son fils, de son neveu, de sa fille et de son amant : tous, en dépit d’une cynique et dérisoire agitation pour conserver le pouvoir à coup de contestation, de compromission ou de conspiration, sont broyés progressivement par l’implacable puissance hitlérienne.
Mais le pire et le point d’orgue, plus encore que l’inévitable destruction des ambitieux, scandée par les mises en bière et les urnes funéraires, c’est l’évolution de Martin, le petit fils, différent, équivoque et malsain, qui, n’ayant pas vraiment sa place dans cette famille avide de pouvoir, découvre à la fin sa nature et son identité nazie : seul, nu, mitraillette au poing et menaçant le public.
.
Une présence des acteurs multipliée par le dispositif scénique
Si le sujet est fort le traitement l’est également : c’est en tout premier lieu la performance des acteurs qui impressionne, à commencer par celle de Christophe Montenez (Martin) et de Denis Podalydès (Konstantin), tous pénétrés par la farouche et inquiétante hubris de leur personnage, jetés dans des scènes d’une exceptionnelle intensité imaginées par Ivo van Hove. Leur jeu est du reste d’autant plus fascinant que le dispositif scénique qui consiste à filmer les personnages et projeter sur un écran en gros plan des parties de leur corps, visage, main ou autres, augmente leur présence et multiplie les points de vue sur leur personnalité.
Car l’utilisation de la caméra et de la vidéo est l’autre grand instrument de saisissement du spectateur. L’écran, à la fois utilisé pour projeter des images d’archives (les autodafés, les camps), démultiplier les personnages et l’espace (la dernière nuit de Konstantin, la recherche de Martin dans tout le théâtre), ou traquer la vérité des êtres (regards, mains) fait moins concurrence au jeu réel sur scène qu’il ne le précise ou l’enrichit.
La violence sexuelle, ou simplement la menace sexuelle, sont étonnamment suggérées par l’alliance de la scène et de l’image, interdisant le plaisir du voyeurisme, dépassant le malaise du témoin malgré lui.
.
Du cinéma à la scène
Avec Les Damnés, le théâtre est plus que jamais une expérience à vivre dans la salle. La question n’est plus de savoir si l’on a aimé ou pas, mais si l’on a ressenti cet étrange sentiment d’assister à un événement unique. Le plaisir ne laisse pas de trace, l’expérience s’imprime dans la mémoire.
Le spectacle d’Ivo van Hove réalise ce tour de force d’être à la fois recentrement et décentrement : retour aux origines antiques de la tragédie, virage vers de nouveaux horizons techniques et dramaturgiques.
Avec la Règle du jeu, bientôt représentée à la Comédie-Française (en février 2017), l’adaptation change de sens, l’interaction des genres prend résolument un virage inédit: le passage du cinéma à la scène.
Pascal Caglar
.
• « Les Damnés », d’après Luchino Visconti, en alternance Salle Richelieu jusqu’au au 13 janvier 2017.