"Au creux de la main", les voies poétiques de PJ Harvey
Quand le rythme cherche la rime
En préface à une anthologie qui date maintenant du siècle dernier, Jeanne Bourin constatait un peu amère que la poésie avait cédé le pas à la chanson, que le « rythme l’[avait] emporté sur la rime ». Les poètes transformés en « chercheurs de laboratoires » étaient devenus inaudibles.
Que dirait-elle aujourd’hui ? Il y a un an les jurés du Nobel consacraient Bob Dylan, sacre paradoxal qui a divisé les intellectuels. Mais qui a confirmé l’intuition de Jeanne Bourin : et si la poésie se cachait quelque part dans les rythmes de la musique populaire ?
Aujourd’hui c’est PJ Harvey, artiste confirmée du rock contemporain – deux fois primée par le prestigieux Mercury Prize –, qui publie chez l’Âge d’homme un recueil de poèmes intitulé Au creux de la main. The Hollow of the hand est en fait sorti en 2015 ; la traduction, si elle n’est pas des plus brillantes, aura le mérite de faire connaître une œuvre étrange et poignante, située au carrefour d’influences et de genres divers.
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Un voyage au bout de la nuit
Au creux de la main est un recueil de textes et de photos, les textes de PJ Harvey précédant les clichés de Seamus Murphy, en un ensemble de trois sections qui emmènent successivement le lecteur au Kosovo, en Afghanistan et à Washington DC : trois étapes d’un voyage au bout de la nuit qui permet aux artistes de jeter sur notre monde un regard désolé.
La plume de PJ Harvey peut déconcerter : sa poésie a quelque chose de prosaïque, on se croirait parfois dans les chansons du boss de Philadelphie, Bruce Springsteen, trop simplement descriptives. Mais Polly a compris l’essence du pathétique : il ne sert à rien d’en rajouter, il suffit de donner à voir et c’est ce qu’elle fait. Donner à voir un monde crépusculaire, meurtri par l’action des guerres et des injustices.
Le poème liminaire, « Sur un chemin de terre » (« On a dirt road »), aborde de façon métaphorique le thème de la plaie, les « prunes déchues » jonchent le chemin qui conduit, au-delà d’une barricade, à un village de montagne déserté, leur « chaire noire violacée » est à l’image des cicatrices du pays qui se remet difficilement des ravages de la guerre.
Le drame de l’incommunicabilité
Et nos deux artistes (la chanteuse et le photographe) de partir à la recherche de l’humanité dans un monde déserté : « Où sont-ils passés, s’interroge Polly-Jean dans « La gare ferroviaire », / Personne ne le sait ». Elle apercevra plus tard, dans la station de Zagorka, « Un jeune homme en jeans délavés / [qui] divague sur les voies ». La rencontre d’une vielle femme (« Chaîne de clefs ») manifeste toute l’incommunicabilité qui existe désormais entre les hommes. La vielle femme détient les clefs de quinze maisons vides. « Les voisins ne reviendront pas ». « Imaginez ce que ses yeux ont vu », s’exclame le poète, « Nous demandons mais elle restera fermée ».
De même que, plus tard, la vieille femme refusera d’ouvrir l’église aux voyageurs. Les gens meurtris n’ouvrent pas, comme ça, leur âme à ces Occidentaux nantis qui voyagent pour d’obscures raisons. Une image obsédante revient dans l’ensemble du recueil, celle du cercle brisé qui dit l’impossibilité des solidarités. Dans le « creux de la main » qui mendie au cœur d’une ville afghane, il y a un « papier blanc » auquel personne n’accorde la moindre attention. Les voyageurs emprisonnés dans les files de voitures, ne font pas mieux que les « agents de change » dans leurs « cabines fermés », ils assistent impuissants au spectacle de la misère.
L’incantation du dollar
On entend la voix de l’enfant qui mendie « Dollar, dollar », le texte est d’ailleurs repris sous forme de chanson dans l’album le plus récent de PJ Harvey, Hope Six Demolition Project. Et les mots « Dollar, dollar » y reviennent de façon obsédante, comme une incantation qui semble destinée à expliquer toutes les misères du monde.
Le voyage de Murphy et Harvey s’achève donc naturellement dans le berceau du dollar, et les deux artistes ont choisi les quartiers pauvres de Washington DC, le titre de l’album qui fait écho à notre recueil de poème (Hope Six Demolition Project) fait référence au programme de rénovation urbaine américain controversé HOPE VI. Les poèmes et chansons de PJ Harvey ont d’ailleurs suscité de vives polémiques et la chanteuse s’est attirée les foudres de nombreux politiciens locaux.
D’aucuns ont contesté sa vision pessimiste du sud de la ville qui s’arrête sur les drogués et les « baby mamans » (les jeunes filles-mères de ces quartiers oubliés), quant au Hope six Demolition project, il semble à l’image de ce garçon surpris devant le mémorial du Vietnam en train de jeter aux étourneaux une nourriture imaginaire, « mais il ne jette rien ; c’est juste pour les voir sauter ».
L’engagement à l’aune d’une sensibilité extrême
Avec The Hollow of the hand PJ Harvey poursuit l’engagement dans lequel elle s’est lancée depuis 2011 avec l’album Let England Shake. Pour la chanteuse devenue poète, l’heure n’est plus au lyrisme provoquant des années quatre-vingt-dix, mais au constat amer que notre monde miné par les guerres, et l’idéologie de l’argent roi laisse se déliter les liens sociaux.
Les photos de Seamus Murphy complètent parfaitement le propos, elles rendent compte d’un monde dévasté dans lequel les humains errent à la recherche de quelque souvenir heureux, d’un passé précieux à jamais détruit. Si les poèmes en anglais manifestent la sensibilité exacerbée qu’on reconnaÎt à la chanteuse dans ses albums, la traduction française n’est pas exempte de lourdeurs ou de partis-pris discutables, que ce soit dans l’utilisation d’une langue familière étrangère au texte anglais ou dans le décalque d’une syntaxe hachée qui convient à l’anglais mais confine au non-sens en français. On regrettera aussi que les traducteurs aient ignoré certaines règles basiques d’utilisation du subjonctif. L’éditeur a heureusement pris la peine de faire figurer le texte anglais.
Ce premier recueil de PJ Harvey n’est sans doute pas parfait, certains lui ont reproché son manque d’empathie, c’est mal connaître la chanteuse et son extrême sensibilité – que laisse percevoir la voix inoubliable qui s’élève des onze albums composés à ce jour. Harvey a simplement fait le choix de l’économie, elle ne cherche pas à incriminer, elle interroge, donne à voir. Son écriture concise délivre des scènes énigmatiques, autant de tableaux emblématiques de la condition humaine à l’aube d’un troisième millénaire qui hérite des dévastations occasionnées par les guerres et l’exploitation outrancière de la planète.
Stéphane Labbe
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• PJ Harvey & Seamus Murphy, “Au creux de la main”, L’âge d’homme, septembre 2017.
• PJ Harvay, “Hope Six Demolition Project”, Vagrant Records, avril 2016.