"Corporate", de Nicolas Silhol
L’ultra-moderne solitude d’entreprise
De Ressources humaines de Laurent Cantet (1999) à La Loi du marché de Stéphane Brizé (2015), le drame social à la française a progressivement fait du monde du travail ou de l’entreprise une matière première de la création cinématographique.
Le premier long métrage de Nicolas Silhol poursuit dans cette veine en se focalisant sur le destin contrarié d’une ambitieuse manageuse en ressources humaines consécutif au suicide d’un cadre de sa société sur son lieu de travail.
Résolument engagé et à ce titre fort peu goûté entre autres par les dirigeants d’entreprises de télécommunication, Corporate explicite ses enjeux dès l’avertissement précédant la séquence inaugurale du film : “Les personnages sont fictifs. Les méthodes de management sont réelles.”
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Au commencement était la chute
Nicolas Silhol pratique un cinéma coup de poing qui fait sauter le vernis des apparences et les verrous des lois du silence. Son court-métrage, Tous les enfants s’appellent Dominique (2008), mettait déjà en perspective la cruelle déstabilisation d’une mère à la suite d’un banal test psychologique passé par son fils à l’école concluant à des troubles du comportement.
Suivant la trame d’une enquête policière, le réalisateur propose ici un nouveau portrait de femme, celui d’Émilie Tesson-Hansen, mariée, mère d’un petit garçon mais aussi et surtout, sur le plan professionnel, monstre de froideur et d’ambition. “Working girl” aussi exemplaire qu’implacable, elle est la clef de voûte d’un système managérial redoutable dont l’efficacité tient autant à la détermination de sa logique productiviste qu’à la propreté apparente de ses méthodes d’élimination du personnel prétendument surnuméraire.
L’innocence présumée de la première séquence, sous la forme d’un film amateur rapportant un séminaire d’entreprise à la montagne consacré à l’initiation aux chiens de traîneaux se révèle ainsi judicieuse. Il ne faudra pas bien longtemps en effet pour que l’illusion du meilleur des mondes de l’entreprise possible soit fissurée en profondeur.
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Les euphémismes qui tuent
La force du film repose en grande partie sur la confrontation de deux femmes que tout oppose : une “killeuse” chargée d’exécuter le sale boulot avec le plus de netteté possible et une inspectrice du travail, incarnée par la remarquable comédienne Violaine Fumeau. Deux adversaires donc, porteuses chacune d’une vision très personnelle du monde du travail : l’une, “corporate”, c’est-à-dire, selon la traduction littérale du titre, tout entière dévouée à son entreprise, et l’autre chargée à l’inverse de faire respecter les règles sociales de la société contre les pratiques managériales impitoyables d’une société multinationale.
Or, pour reprendre le titre du film de Jean-Marc Moutout, Violence des échanges en milieu tempéré (2004), l’opposition frontale puis le rapprochement de ces deux femmes de tête révèle l’hypocrisie langagière à l’œuvre dans la communication dite d’entreprise. Le film suggère ainsi au premier chef l’imposture de la notion de “ressources humaines”.
Comment croire en effet, si l’humain était réellement considéré comme une ressource, que l’on mette autant d’application à l’éliminer purement et simplement comme c’est le cas de l’infortuné Stéphane Dalmat ? Tout est question de vocabulaire dans les codes du langage des managers où l’euphémisation reste la botte secrète de la communication. L’expression « incitation à la mobilité » aura, ainsi la préférence sur celle de « mise au placard ».
Corporate a par conséquent ceci d’effrayant qu’il fait surgir, au fil de sa progression dramatique, la réalité d’un monde totalement factice où le DRH en chef, authentique cynique aux manières sympathiques, joué par Lambert Wilson, tutoie chacun de ses collaborateurs avec autant de sincérité feinte qu’il sait parfaitement que l’employé du jour, du mois, de l’année, désigné par son prénom, sera le placardé de demain.
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Le monstre froid était une femme
Céline Salette, nominée au titre de César du meilleur espoir féminin en 2012 pour son rôle dans le film de Bertrand Bonello, L’Apollonide : souvenirs de la maison close, incarne cette manageuse modèle, qui découvre peu à peu une monstruosité qu’elle confondait jusque là avec une absolue maîtrise d’elle-même. La scène d’anthologie où elle fait virtuellement passer à son propre époux un entretien d’embauche constitue l’acmé du drame psychologique enclenché depuis la chute du cadre mis au ban de la logique d’entreprise.
Émilie Tesson-Hansen déplace l’interrogatoire sur elle-même, dévoilant son propre autoportrait en monstre du management. Fidèle à la technique du plan serré et adepte des scènes d’intérieur propres aux thrillers psychologiques, Nicolas Silhol cherche à saisir au plus près les duels psychologiques entre les interlocuteurs. Rien ne l’intéresse autant que les crispations des visages, les transgressions de la gestuelle ordinaire, le détournement des regards : tous ces signes avant-coureurs d’une personnalité qui se fissure en découvrant effarée comment les autres la perçoivent.
Or, peu à peu, le spectateur découvre qu’on ne naît pas « killeuse » mais qu’on le devient sous l’influence d’une idéologie managériale aussi cruelle que policée. À ce titre, Corporate se révèle bel et bien une ressource humaine à l’usage de ceux qui pensent encore béatement que l’open space correspond à un agrandissement de l’espace de travail plutôt qu’à une optimisation de la décroissance du personnel.
Mais « à qui profite le crime ? » – Nicolas Silhol n’aura nullement besoin de répondre à la question tant il est vrai, somme toute, que la réponse tient dans le verbe.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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• “Les personnages sont fictifs. Les méthodes de management sont réelles.” Sur la question du “vrai” au cinéma, voir l’article de Philippe Leclercq dans le numéro 4 de “l’École des lettres”.
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• Un roman à conseiller : “Papa et maman sont dans un bateau”, de Marie-Aude Murail (“Médium” de l’école des loisirs), qui évoque les effets sur une famille de la “restructuration” d’une entreprise après son rachat par un grands groupe.