“Construire un feu”, de Jack London, mise en scène de Marc Lainé à la Comédie-Française
Quand, en juillet 1897, l’Excelsior accoste dans le port de San Francisco, John Griffith London, dit Jack London, ronge son frein. Le jeune homme, né en 1876, travaille dans une blanchisserie, suite à une brève et malheureuse expérience d’étudiant à l’université de Berkeley.
Le vapeur, en provenance du port alaskien de Saint-Michael, porte dans ses flancs une grosse tonne d’or et une quinzaine de prospecteurs du Klondike (région située dans le Yukon). Une nouvelle poussée de fièvre pour le rare métal jaune a éclaté un an plus tôt.
Quelques jours après, Jack London embarque à son tour pour le Grand Nord canadien qui, après l’Ouest californien, est devenu le nouvel Eldorado à découvrir. De son expérience d’une petite année passée à sillonner les vastes étendues glacées (et à beaucoup boire dans les saloons), le jeune pionnier ramènera non pas de l’or, mais une matière bien plus précieuse encore, destinée à enrichir ses futurs récits d’aventures, de L’Appel de la forêt (1903) à Belliou-la-Fumée (1912).
Le chaud et le froid
Construire un feu est une de ses nouvelles publiée aux États-Unis en 1908. Dans le Klondike donc, un homme marche seul, ou plutôt accompagné d’un chien. L’individu a emprunté un chemin différent de ses compagnons qu’il retrouvera le soir. Mais, bien qu’averti, celui-ci commet une succession de petites erreurs. À commencer par s’être risqué seul dans cet environnement hostile par au moins cinquante degrés au-dessous de zéro. Le sol gelé lui réserve quelques chausse-trapes. Qu’il n’évite pas. Son pas brise la glace, et touche une rivière. Les pieds mouillés, il doit vite construire un feu.
La précipitation lui fait oublier la présence d’un sapin enneigé au-dessus de sa tête. La neige fond, tombe, et étouffe les flammes. Le froid mortel l’envahit à nouveau. Il s’empresse de rallumer son feu. Mais, ses doigts gourds l’en empêchent. Moins soixante. Moins soixante-dix. Moins soixante-quinze degrés Celsius, peut-être même. Il panique, ne peut plus rien. Se relève. S’enfuit, se réchauffe, s’épuise. Et tombe. Le chien le quitte, et part rejoindre d’autres hommes qui pourront lui construire un feu.
Beauté du texte
Quand résonnent des coulisses les premiers mots du texte de Jack London, dits par le comédien Pierre-Louis Calixte, on se régale déjà d’en entendre la beauté, la simplicité, la pureté à l’égale de la blancheur qui compose le décor. La phrase est légère, précise, concise. Un modèle de ciselure que Christine Le Bœuf (traductrice des œuvres de Paul Auster) a cherché à reproduire, et respecté. De descriptive, cette poésie va peu à peu se tendre, s’assombrir des menaces que cèle l’écran aveugle du paysage.
Calixte est ici le narrateur d’une action dont le héros est interprété par Nâzim Boudjenah. Le chien qui le suit, est incarné par Alexandre Pavloff (le bien-nommé) dont le corps ondulatoire mime à la perfection les prudences du comportement animal.
Les questionnements de la bête se mêlent à la voix du récitant, subtil entrelacs de commentaires du narrateur, d’intrusions d’auteur et de pensées, qui sont bientôt des regrets, de l’homme. De l’un à l’autre s’élève un chant de solitude, émaillé d’interrogations de la présence de l’homme au monde – dans ce monde.
L’homme justement, les lèvres bientôt soudées par le givre, se tait. Il marche, et tente de survivre. Il agit, se démène. En vain. Côte à côte, lui et l’animal sont devenus deux étrangers, éloignés l’un de l’autre. Le flair, l’instinct dont l’homme est dépourvu établit un nouveau rapport de force, et les sépare. L’homme déraisonnable est nu dans la glace.
Dialogue d’images
La splendeur du texte, la force de son imaginaire, la puissance cinématographique de son évocation sont ici décuplées par l’ingéniosité de la scénographie. Le sol est jonché de plumes blanches. C’est la neige. Quelques sapins synthétiques dans un coin composent un bosquet. Deux petites maquettes, de part et d’autre de la scène, représentent un décor enneigé.
Et surtout deux, parfois trois petites caméras filment l’homme en direct sur fond blanc, ou près des maquettes, dont le visage se trouve de temps à autre projeté sur un écran surplombant l’espace scénique. Les caméras, apparentes sur scène, sont manipulées par les personnages (le narrateur et le chien), à la fois acteurs du récit et metteurs en scène du spectacle qu’ils « construisent » sous nos yeux.
Les images captées sont comme des gros plans du texte, ou à l’inverse des images panoramiques qui se superposent à lui et en réinventent la signification, s’ouvrent à de multiples interprétations. Ces images sont aussi une somme simplifiée, condensée des images mentales nées du texte. Elles impressionnent, et frappent comme un symbole qui fait du voyage de l’homme une allégorie.
Nouvel avertissement
Ces images sont le mouvement d’un voyage arrêté, qui nous plonge dans une expérience littéralement immersive. Entre les images mentales que font naître les mots et les images intermittentes sur l’écran s’instaure un dialogue, une conversation profitable. Une nouvelle dramaturgie s’élabore, fruit d’un montage virtuel que le spectateur se construit dans son esprit. Comme l’on dirait qu’il se fait son film…
Rarement dispositif vidéo n’aura été mieux exploité que dans cette construction qui transforme le petit espace du Studio Théâtre en un vaste paysage canadien. Il y a du conte dans l’art non seulement d’aborder le récit (Calixte, excellent dans la gestuelle des mots) mais aussi de bricoler la mise en espace, de fabriquer des scènes qui nous inquiètent et nous émeuvent.
L’artisanat chaleureux de la scénographie abolit la distance qui nous sépare de l’espace de représentation. On tremble à chaque instant pour la vie de cet homme, qui est un double, un frère, si faible, si fragile. Vulnérable par hubris, par bêtise ou par inconscience. Seul sous l’œil circonspect de l’animal qui le regarde s’anéantir, seul responsable de son propre sort.
L’homme, privé de son instinct et coupé de la nature qu’il méprise et ne comprend plus, s’est mis mortellement en danger. Il est devenu aveugle et sourd à sa propre catastrophe. À l’heure du massacre du grand-tout, ce texte bouleversant de Jack London résonne comme un nouvel avertissement.
Philippe Leclercq
• Du 15 septembre au 21 octobre, à la Comédie-Française (Studio-Théâtre), à Paris.
Merci pour ce bel article!
A ajouter sur le plan pédagogique, que Jack London est un auteur important dans les programmes de collège et que ce récit dans toute sa force concrète suscite particulièrement l’intérêt des élèves de 5e. La découverte de l’inconnu ou du sauvage avec London, quel beau projet! De ces textes qui renforcent le désir de partir! Les Clash ne hurlaient-ils pas “London calling” (mauvais jeu de mots)?
ASORON