Comprendre le monde par ses métamorphoses
Pour les latinistes et les lycéens en option langues et littératures de l’Antiquité, la découverte d’Apulée est une chance. Les premiers ont au programme le thème « Comprendre le monde », les seconds un dialogue entre les verbes « Croire, douter et savoir ». Croiser ces objets d’étude permet une enquête passionnante entre rationnel et surnaturel.
Par Haude de Roux, professeur de lettres classiques.
C’est un titre qui peut étonner : l’écrivain orateur et philosophe latin Apulée ne choisit pas la voie du rationnel dans ses Métamorphoses (IIe siècle après J.-C). Il ne cherche pas à comprendre ni n’adopte dans son récit une démarche particulièrement rigoureuse ou scientifique susceptible d’aider à cette compréhension du monde ; son but n’est pas, a priori, de saisir le système physique du monde. Il préfère le monde grivois où s’entremêlent des histoires amusantes et scandaleuses, où l’amour et ses surprenantes métamorphoses côtoient l’occulte et les rites mystérieux. Et ce, d’emblée, dès le livre I de son œuvre : « Allez, laisse-moi entrelacer pour toi toutes sortes de fables à la mode milésienne* ».
La revendication est claire : le roman sera un de ces Milesiaka, contes milésiens à la manière d’Aristide, auteur grec du IIe siècle avant notre ère. Il aura la même structure narrative, une structure continue certes, mais sans cesse interrompue par des histoires secondaires enchâssés ; une structure « diablement compliquée », propre à vous donner le vertige… à vous faire douter… Avec son héros-narrateur Lucius, nous pénétrons en terre de sorcellerie, en Thessalie, puis nous cheminons parmi des phénomènes surnaturels, entendus ou vécus, toujours émaillés de drôleries. Comme Lucius, nous allons progressivement découvrir la magie, à rebours en quelque sorte d’une démarche scientifique.
Alors pourquoi ce titre ? Tout d’abord parce que le groupe de latinistes est composé d’élèves en option et d’autres qui ont choisi la spécialité langues, littératures et culture de l’Antiquité (LLCA). Ils ont deux programmes, des objets d’étude différents, mais ils sont ensemble trois heures par semaine, et il s’agit de tout concilier. Ensuite, parce qu’il nous est apparu comme une chance de faire découvrir à tous l’humour d’Apulée, son écriture foisonnante. Or, le livre est au programme des seuls spécialistes. Enfin, parce que les livres I à III du programme permettent un véritable dialogue entre trois verbes essentiels pour nous : « Croire, douter et savoir ». Tel est l’objet d’étude ambitieux proposé également aux spécialistes de LLCA. Il trouve des résonances évidentes dans la réflexion proposée cette fois-ci aux élèves d’option : « Comprendre le monde »
Croiser les deux objets d’étude était donc une nécessité mais s’est révélé une enquête attirante. Notre plan a tenté d’initier un dialogue entre « savoir » et « croire», tout en laissant une place au doute, à la superstition que l’humour de certains extraits laisse parfois entrevoir. Un dialogue entre récits surnaturels et recherches rationnelles.
Dernier point : Comprendre le monde est ici à entendre dans son sens plein, latin, celui de « saisir ensemble » (de *com-prehendere, « prendre-ensemble »). Or, certains des phénomènes du monde se révèlent autant aux conteurs qu’aux hommes de science. Ils s’en emparent, ils les saisissent. C’est ce que les textes et extraits choisis vont démontrer. Comprendre le monde, c’est donc finalement être capable de ces « aller et retours » car ils tentent de porter la contradiction, de comparer, d’apporter de la nuance. On distinguera ainsi l’astrologie de l’astronomie, mais on appréciera les similitudes des savoir-faire des savants et des magiciennes capables d’observer, de lier des phénomènes entre eux, d’établir des relations de causalités, d’envisager des influences réciproques, d’élaborer des systèmes et de vérifier des hypothèses. La pharmacologie en sera un autre exemple.
Entrer dans les mondes des simulacres et des métamorphoses
Pour s’introduire dans l’œuvre d’Apulée, nous avons d’abord proposé un schéma fait de rectangles symbolisant les enchâssements et mises en abîme. On constate dès lors que les narrateurs se succèdent à une cadence infernale : nous pouvons démontrer simplement par ce schéma que tout est fait pour nous perdre, nous, lecteurs, comme le narrateur Lucius se perd, lui aussi. Sa raison vacille. La nôtre peine à suivre. Son aventure nous la vivons. Ses dérapages progressifs aussi. Lucius brûle du désir d’être en contact avec la magie et il lui tarde d’y parvenir. Curieux, éloquent mais novice, il chemine vers son but. De livre en livre, il se rapproche de sa propre métamorphose.
Plus il progresse dans sa quête, plus son univers se dédouble, se décale du réel et offre des leurres et des chausse-trappes. Les locuteurs se multiplient et cela crée l’effet du miroir où l’image se décuple jusqu’à la transformation. C’est l’histoire des trois premiers livres au programme des terminales. Ces fables imbriquées livrent leurs interprétations subjectives d’expériences éloignées de toute raison. Des images féminines successives de la sorcière, de la maga, se dessinent, mais chacune se superpose à la précédente jusqu’à s’y confondre : Byrrhène, la parente de Lucius, en évoquant les malices de la sorcière Méroé devient inquiétante, et cette Méroé, portraiturée par ouïe-dire, se perd assez vite dans la seconde figure qui la suit : celle de Pamphilé. Par glissements comparatifs, par « accidents » pourrait-on dire, on s’égare dans des abysses, l’image de la femme apaisante s’éloigne ; la mise en abyme nous entraîne vers un monde de prodiges, de sortilèges. Or, de cette instabilité naît la magie…
On n’est pas étonné dès lors de se retrouver avec notre Lucius dans l’atrium de Byrrhène, prodigieux par sa taille et ses sculptures. La mythologie dit l’éternelle métamorphose du monde et la description de ce vestibule « de la dernière magnificence » éclaire le titre de l’œuvre (II,4**) : on y découvre la statue de la déesse Diane escortée de ses chiens, une grotte baignée d’une eau pure. Or, « à cette imitation déjà si parfaite se joint le prestige du mouvement ». Comme nous, Actéon, petit-fils d’Apollon, « guette l’instant où la déesse va se mettre au bain », mais il est « déjà cerf à moitié ». Cette entrée raconte le provisoire et le pouvoir de l’illusion dans l’art ainsi que les dangers de la vengeance amoureuse. Tout notre roman. Finalement, c’est l’amour qui est peut-être le véritable mage de cette œuvre.
Apulée nous rappelle également que le monde est non seulement complexe, mais instable, fait de simulacres et de phénomènes (au sens étymologique grec d’« apparitions »). Or, un phénomène est ce qui est à la fois « une apparence, un mirage » mais aussi ce « qui peut devenir l’objet d’un savoir » (CNRTL). Entre « monstruosité », (soit « tout ce qui sort de la nature » selon le monstrum latin), « avertissement » et « objet d’étude scientifique », nous tenons là le point de convergence de notre séquence : elle nous engage à observer et analyser les manifestations, phénomènes visibles et invisibles.
Interroger le cosmos, entre le ciel et la terre : astrologie ou astronomie ?
La nature est donc mystère, pleine de secrets, de « signatures occultes » ; il existe des rapports invisibles entre astres, métaux et plantes que l’astrologie tâche d’établir depuis fort longtemps. Car cette philosophie dite « naturelle », est en vigueur depuis l’Antiquité : dès 3000 avant J.-C. en Egypte et en Mésopotamie des « mages », des astrologues, étudient le ciel, le mouvement des astres. Souvent appelée « occulte » parce que « pratiquée en privé », elle se propose de déchiffrer ces signes. Au IVe siècle, les Grecs fondent l’horoscope sur des bases mathématiques et améliorent la technique d’élaborations des cartes du ciel. Des scientifiques s’y intéressent et l’engouement devient important à l’époque hellénistique1. Dans le monde gréco-romain encore, à l’époque d’Apulée, « on voit comment la magicienne utilise ces systèmes de correspondances qui construisent des rituels censés avoir une action sur le monde ; or ce sont des constructions purement rationnelles, des moyens de comprendre et de maîtriser le monde de manière à gérer le risque car l’avenir est un risque ». Selon Nicole Belaysche2, non seulement l’astrologie est donc un art divinatoire qui se pratique en privé (contrairement à la prise des auspices par exemple), mais elle est aussi une voie d’accès au décryptage du monde, une lecture de la carte du ciel, un besoin de « comprendre » et
d’« appréhender » le temps3.
La science également. C’est ce qui intéresse particulièrement les élèves en option ayant choisi en grande majorité des spécialités scientifiques cette année.
Rechercher le cosmos… Parcourue de forces invisibles mais actives, la nature est considérée comme un organisme vivant, dont l’histoire est liée à celle de l’homme et du divin. Prenons l’exemple de la comète : dans ses Questions naturelles, Sénèque (on n’est plus avec Apulée ?) pose clairement la question qui nous intéresse : « Aussi vous presse-t-on de questions ; on veut savoir si c’est un prodige ou un astre » (VII,1-3) (***). Le dialogue entre surnaturel et rationnel est bien là. La comète, cette « étoile chevelue » (stella comata) est-elle l’apparition soudaine d’un objet inconnu, présage d’une défaite, d’une épidémie ou d’un règne néfaste4 ? Ou est-ce une étoile, non dans un ciel divin, mais dans un univers qui s’explique par des lois ? Est-elle prise dans un cosmos suivant un mouvement logique, avec la lune, le soleil, les planètes et les astres dont les déplacements ont une explication mathématique (l’étymologie du cosmos prend bien en compte cette idée de logos, de rationnel et de méthode) ?
Sénèque, lui, opte pour la raison et la rigueur. Toute sa démarche invite à l’exigence : il préconise la nomenclature (« un ensemble de termes classés méthodiquement ») et engage à un inventaire rigoureux des phénomènes (en 3,7: « Necessarium est autem ueteres ortus cometarum habere collectos.”). Il encourage aussi la méthode comparative, susceptible plus tard de différencier astre et comète, par exemple : « Elles (les comètes) semblent avoir en effet avec les astres des points communs » (Videntur enim (…) illis quaedam habere communia). Il poursuit, fournit des critères : « Elles semblent, en effet, avoir avec les astres, certains caractères communs, des levers, des couchers, leur aspect général ; si elles sont plus diffuses et se terminent par une longue queue, elles sont également ignées et lumineuses ».
Il admet les impasses auxquelles conduit parfois la recherche, comme le manque de donner pour élaborer un système. « Il n’est pas encore possible, à cause de leur rareté, de connaître leur marche, ni de savoir si leur retour est périodique et si un ordre déterminé les ramène à jour fixe ». Le naturaliste et le scientifique sont ainsi appelés à discriminer les éléments entre eux, à établir le cas échéant une hiérarchie, mettant à distance toutes les considérations émotionnelles.
« Aussi vous presse-t-on de questions ; on veut savoir si c’est un prodige ou un astre (…) », dit Sénèque. Nous aussi allons enquêter pour « savoir ». Observer, définir, circonscrire, comparer : telles sont les actions dont nous examinons soigneusement le sens, actions propres à l’homme de science. Divers exposés sont proposés permettant de convenir des avancées extraordinaires de l’astronomie et de la géographie depuis Démocrite que mentionnait Sénèque. Nous parvenons à cette conclusion : le progrès s’effectue grâce la conjugaison d’hommes à l’esprit libre, d’instruments de plus en plus perfectionnés et d’une terminologie rigoureuse. Ce sont les facteurs essentiels qui portent le progrès, qui nous aident à comprendre le monde (voir annexe).
Nous avons ainsi découvert comment l’astronomie est devenue, – et parfois avec quelles embûches ! –, une science digne d’être enseignée dans les universités, par des maîtres à penser auprès de disciples5, quand peu à peu l’astrologie va, elle, perdre son crédit. Au XVIIe siècle, désormais dite « populaire », elle aura ainsi des adeptes vus comme des faiseurs d’amulettes et de talismans, irrespectueux de la doctrine chrétienne du libre arbitre et de la toute-puissance divine.
Ayant délaissé les cours royales et impériales depuis plus d’un siècle, ces astrologues seront poursuivis en justice et victimes de chasse aux sorcières.
Quand la maga rétablit le chaos primitif. Loin des propos de Nicole Belaysche entendus plus haut, la magicienne apparaît chez Apulée comme une femme « aux pouvoirs semblables aux dieux », côtoyant les morts-vivants et familière des puissances infernales. Le style de l’auteur est outré ; il veut faire sourire et s’en prend certainement en filigrane aux pouvoirs des femmes amoureuses et « ensorceleuses » ; il emprunte à des stéréotypes féminins bien rôdés à son époque. Il choisit deux magiciennes : Méroé et Pamphilé surgissant tour à tour. La sorcière Méroé présentée d’abord comme une saga divina (I,8,4*), « capable de prodiges » (femina divina également dans le même extrait). Elle peut rétablir un chaos primitif.
L’auteur brosse, à coup d’hyperboles, le portrait d’une femme dont les pouvoirs sont grandioses : elle crée un monde que l’esthétique baroque d’un du Bartas chérira bien des siècles plus tard : « Elle est de taille à abaisser le ciel, soulever la terre, solidifier les sources, liquéfier les montagnes, soulever les Mânes, abattre les dieux, éteindre les étoiles, illuminer même le Tartare » (« potens caelum deponere, terram suspendere, fontes durare, montes diluere, manes sublimare, deos infimare, sidera extinguere, Tartarum ipsum inluminare. » I,8,4**). On trouve déjà ce monde de contradictions, d’oxymores inquiétantes et de perpétuelles métamorphoses tel plus tard celui dépeint dans La Semaine en 15786.
La puissance de l’amour
L’amour dans Les Métamorphoses, semble le principal sortilège (l’humour aussi) : Birrhène prévient le narrateur : « Méfie-toi, méfie-toi au plus haut point des artifices maléfiques et des charmes criminels de Pamphilé, la femme de ce Milon qui est ton hôte » **(II,5) Derrière le comique, se profilent des figures de magiciennes, amoureuses inquiétantes et marginales, aux incantations terribles, proches des Furies poursuivant Oreste ou des Harpies de l’Hadès. On trouve même des Lamies (I,19) aspergeant d’urine répugnante leur victime. Mais le plus souvent, elles sont belles, d’une beauté envoûtante et amoureuse de l’amour.
Telle est l’autre caractéristique que nous pourrons dégager à partir des extraits choisis et traduits avec les élèves : la magicienne est amoureuse de la beauté et elle est le reflet de cet amour passionné : uenustate eius sumitur (« elle est envoûtée par son charme » ; littéralement, elle « est prise » ; Les Métamorphoses , II,2). D’ailleurs, Pamphilé est bien celle « qui aime tous [les hommes] » (du grec pan – « tout » et philo « aimer »).
On développera avec les spécialistes LLCA, durant une séance particulière, les symboles et connotations de la magicienne devenue, à travers les âges, sorcière exclue de la société, passible de mort, parfois hérétique. L’analyse comparative des figures des deux célèbres sorcières mythologiques, issue de la même famille, en sera le point de départ. Apulée les rappelle à nous : Méroé d’abord, « grâce au pouvoir de ses incantations », « a fait comme la fameuse Médée, qui avait obtenu de Créon un trêve » (I,8,6*).
Circé ensuite n’est pas loin quand l’auteur mentionne les victimes de Pamphilé : « ceux qui ont le malheur de la repousser, en un instant, elle les transforme en caillou, en bétail ou en n’importe quelle bestiole, tandis que d’autres, elle les extermine purement et simplement » (II,5,7*). Un écho peut aussi se faire entendre de l’étymologie du nom de Circé, Kírkê, « l’oiseau de proie» en grec : « toi, jeune et joli comme tu es, tu risques de devenir une proie pour elle » (II,5,8*). Ce charme ne fait qu’exciter notre Lucius, d’ailleurs. C’est le principal pouvoir des magiciennes : « Dès qu’elle repère un joli garçon, elle est envoûtée par son charme. Tout de suite, elle fixe sur lui ses yeux et sa pensée, elle enchaîne les caresses, s’empare de son esprit, l’enlace dans les entraves éternelles d’une passion sans fond » (II,5,6*). Pamphilé-Circé au regard de chouette, prédatrices des cœurs.
Quelle condition féminine ?
Il est bon d’ajouter à notre enquête que, d’un point de vue féministe, la folie destructrice de Médée témoigne d’une condition féminine où, si elle n’est ni épouse ni hétaïre, la femme n’a plus aucun droit, plus aucune modalité d’existence, sinon celle de devenir entièrement négative. Alors elle ravage ce qui l’entoure, jusqu’à en arriver comme Médée à l’élimination des enfants qu’elle a eu de l’homme tout puissant, qui l’a abandonnée après lui avoir pris sa vie et s’en être servi pour satisfaire son ambition. Alors elle se venge du joug que l’homme lui impose, des règles d’une société de héros qui est désormais patriarcale.
Comme Circé, la sorcière est elle aussi en marge, isolée dans son île, gardant jalousement le secret de son art. Secreta en latin est « celle qui est à l’écart », « en retrait », donc finalement « cachée des regards », « occultée » par la société. On pourra enfin noter avec les spécialistes que dans une évolution inverse à sa nièce Médée, Circé commence par transformer les hommes d’Ulysse en animaux avant de les libérer puis de donner des conseils précieux au héros pour la suite de son voyage. Dans son roman Circé, Madeline Miller reprend ces motifs.
Nous ferons la lecture de certains extraits. Le récit par exemple de la maga sur son île solitaire au contact immédiat de la nature ; on notera les charmes de cette « oiseau de proie » : « Je n’emportais pas de torche. Dans le noir mes yeux brillaient davantage que ceux d’une chouette. Je marchais à travers les arbres noyés d’ombre, les vergers tranquilles, les bosquets et les fourrés, traversai des étendues sablonneuses, gravis des falaises. Les oiseaux restaient silencieux, les bêtes aussi. Les seuls bruits ambiants étaient le vent dans les feuilles, et mes chansons » ( p. 114)7. Ses chansons-poèmes, ses carmina. Le terme a donné « charme » dans notre langue.
On retiendra que, à l’inverse des belles et enjôleuses magiciennes antiques, Baba Yaga de la mythologie slave est laide comme un autre stéréotype de la vieille sorcière. Point commun toutefois : toutes sont femmes et utilisent des ustensiles domestiques pour concocter des potions ou se déplacer. La sorcière détourne le quotidien, l’ordre établi. On retrouve dans l’iconographie traditionnelle mortier, pilon et autre balai servant à effacer ses traces.
À chaque époque, ses sorcières : en Grèce, les sorcières de Thessalie étaient célèbres ; à Rome, à l’époque impériale, la sorcellerie était très répandue, bien qu’elle fût réprimée par les lois. Ovide décrit un rituel pour la déesse Tacita et les Sibylles étaient des voyantes respectées qui ne disparurent qu’au début du christianisme à Rome. Horace enfin, les évoque d’ailleurs dans ses Satires (I, 8) et dans les Fastes (2, 569 sq). La traduction de quelques vers du poète peut faire l’objet d’un prolongement intéressant où la femme cruelle se confond avec la maga.
Dans des séances particulières, parce que cela plaît, on approfondira encore avec les spécialistes le statut de la sorcière au Moyen âge et à l’époque moderne en leur proposant la constitution d’un dossier destiné à leur portfolio et susceptible de nourrir leur grand oral.
Une élève a exposé les diverses pressions et hostilités des pouvoirs religieux à l’égard de ces femmes, perçues comme des agents déstabilisateurs de la société en place. Elle nous a raconté l’épisode des sorcières de Salem, s’appuyant sur les faits et sur des extraits du film de Raymond Rouleau sorti en 1957. À partir de là, elle nous a expliqué comment le statut même de la magicienne-sorcière, cette sage-femme médiévale, versée et experte en pharmacologie, reconnue dans son domaine et son expertise, a été perçue peu à peu comme une menace pour les institutions, au point parfois de finir sur le bûcher.
Pour être complète, nous nous sommes penchés sur le personnage contrastée de Clara del Valle qui habite La Maisons aux esprits8 : d’une beauté extraordinaire, elle convoque les esprits et cohabite volontiers avec eux, non sans humour. Autant d’échos de l’œuvre d’Apulée. Clara donne toute son âme à cette demeure et son oncle loufoque Marcos, qui a marqué sa jeunesse, se prête lui aussi volontiers à l’art divinatoire mais c’est dans une bouée qui lui sert de boule de cristal qu’il lit l’avenir…
Nature mon remède, mon poison
Pour finir, les femmes magiciennes des Métamorphoses livrent un autre enseignement sur le monde et la nature : les herbes permettent des concoctions, la fabrication de potions propres à changer le corps, propres même dans le livre III à donner vie à des outres. L’amusement de l’auteur derrière les mots et les exagérations est palpable : « C’est un endroit où elle aime se rendre en secret, idéal pour ses opérations. Elle a commencé avec les préparatifs ordinaires, en étalant devant elle sa panoplie infernale, des herbes de toutes sortes, des lamelles de métal couvertes d’écritures indéchiffrables, des débris d’épaves de navires solidifiées et d’innombrables morceaux de cadavres pleurés et même enterrés (…) elle s’est mise à marmonner des incantations au-dessus d’entrailles palpitantes et a offert en libation différents liquides, de l’eau de source, du lait de vache, du miel de montagne, et même une offrande d’hydromel. » (III,3*). Grâce aux plantes, aux fruits de la nature mais aussi grâce à des incantations, les outres deviennent des fantoches qui agressent le narrateur.
Nous sommes là bien sûr dans le comique le plus clair mais ces pratiques sont le reflet d’une réalité de l’Antiquité qui se poursuit tout au long du Moyen-Age. La lecture du roman de Madeline Miller7 restitue comment Circé, son héroïne prend peu à peu conscience et possession de ses immenses pouvoirs de magicienne. Ce sont les herbes qui l’aideront à dominer, et cette découverte est pour elle source de liberté : « J’étais trop furieuse pour ressentir la moindre honte. C’était vrai. Non seulement j’allais bouleverser le monde, mais le démolir, le brûler, commettre n’importe quelle vilénie pourvu que Glaucos reste à mes côtés. Néanmoins je n’arrivai pas à oublier l’expression que j’avais lue sur les trait s de ma grand-mère (Téthys)quand j’avais prononcé ce mot, pharmaka (…). Un pouvoir supérieur au sien. » (p. 57).
Plus tard, avec poésie, l’auteure américaine nous raconte la manière dont la nymphe est mise en présence de la fameuse plante magique, cette « racine » aux effets apotropaïques : « Et elles étaient là, dissimulées dans les feuilles moisies, les fougères e les champignons : des fleurs aussi menues qu’un ongle, d’une blancheur de lait. Le sang de ce géant que mon père avait répandu dans le ciel. Je pris une tige dans la masse. Ses racines résistèrent un moment avant de céder. Noires et épaisses, elles sentaient le métal et le sel. Comme j’ignorais le nom de ces fleurs, je les appelai moly, ce qui signifie racine dans la langue ancienne des dieux. Oh, père, savais-tu quel cadeau tu m’avais fait ? Car ces fleurs, si délicates qu’elles pouvaient se déliter sous vos pieds, portaient en elles le pouvoir de l’apotrope, qui fait fuir le mal.» (p. 114) Les plantes sont des pharmaka, ambivalentes donc à en croire les significations proposées par le dictionnaire grec : drogue salutaire ou malfaisante, remède ou poison selon la dose ingérée.
Nous pouvons alors tout naturellement nous tourner vers les naturalistes latins pour achever la séquence, vers Pline l’Ancien plus particulièrement qui nous présente « De surprenants remèdes » et des « remèdes tirés des plantes et des animaux » dans son Histoire naturelle (Livre XXVIII et livre XX). Ses descriptions sont très divertissantes et parfois bien instructives : ainsi apprend-on que le suc de la bette « guérit les vieilles douleurs de tête et les vertiges ; instillé dans les oreilles, il fait cesser les bourdonnements ; il est diurétique; en lavement, il remédie à la dysenterie et à l’ictère » ; qu’il est efficace « pour les affections des oreilles » ; de même, on se sert de l’oignon « avec du lait de femme (…) contre les bourdonnements d’oreille et la dureté de l’ouïe », on le distille « avec de la graisse d’oie et du miel. On l’a fait boire dans de l’eau aux personnes frappées d’un mutisme soudain ».
Ce qui fait sourire les élèves aujourd’hui c’est que Pline peut être lu comme un rédacteur postant sur un forum un remède de grand-mère, un traitement perçu comme un truc, une astuce qu’on se repasse. Tel est leur premier constat mais ils ont pu ensuite rapprocher ces pratiques d’autres médiévales et réaliser combien les savoir-faire des magiciennes et des médecins étaient similaires.
La traduction des fragments de l’Histoire Naturelle s’intègre parfaitement dans l’objet d’étude des élèves d’option : interroger le monde et plus spécialement le corps humain. Ce sont des fragments dont la structure est facile ; leur lecture est donc aisée et par conséquent ludique.
On le voit, le pharmakos (remedium en latin) est fabriqué à base de plantes ; ce sont les mêmes breuvages qui métamorphosent, protègent ou punissent… Il en va peut-être ainsi des hommes et des femmes qui tâchent de comprendre le monde et d’en déceler les secrets et les lois.
ANNEXE
Voici la progression et les textes que nous avons proposés en lien avec les programmes dont je rappelle ici quelques mots, puisqu’ils offrent la possibilité d’une approche commune, LCA et LLCA. On peut lire ainsi dans les textes officiels à propos des élèves de Terminales en option : « Comprendre le monde. Confrontés à la complexité du monde, Grecs et Romains ont tenté de le représenter, de le comprendre et de l’expliquer à travers de grands mythes et grâce à des approches plus rationnelles. (…)on met en regard les représentations du monde chez les Anciens avec celles qui dominent dans la pensée moderne. Trois grands domaines retiennent l’attention : l’univers, les phénomènes naturels et le corps humain. ». Nous nous attacherons aux deux derniers axes dans cette séquence et étudierons les mots-concepts et mots-clés suivants : cartographie, cercle polaire, tropiques, équateur, méridiens -héliocentrisme – Démocrite, Eratosthène, Ptolémée, Manilius, Galilée, Copernic, Kepler- compas, astrolabe, clepsydre, gnomon.
Du côté des spécialistes, nous étudierons : le carmen et tous les mots dérivés (« charme », « incantation » issus du verbe cano, « chanter », mais aussi « enchantement » et « enchanteur ») ; la prière et les imprécations (de precor, « prier » en latin) ; la maga et la saga ; certaines expressions relatives à l’objet d’étude « L’homme, le monde, le destin « : comme « de bonnes ou de mauvaises augures » ; le fatum et la « fée » construit sur le même radical, la fatalité (celui du « dire » latin fari même idée que dans l’ « oracle » bâti sur la racine de la parole qui acte une volonté).
SÉQUENCE PROPOSÉE :
I. INTERROGER LA NATURE :
Extrait 1. Chez Apulée : La sorcière Méroé (Métamorphoses, Livre I. 8,2 à 10,3). Version et lecture bilingue
Extrait 2/ Chez Sénèque : De la nécessité d’étudier les comètes (Questions naturelles, VII,1-3) Version
Enquête du côté de l’option : Des intuitions des Babyloniens jusqu’à Kepler.
II. LA PUISSANCE DE L’AMOUR et DE l’HUMOUR COMME SORTILÈGES
Extrait. Chez Apulée : La sorcière Pamphilé (Métamorphoses, I,5), Version.
Enquête du côté des spécialistes :
- Humour et divination : le faux-devin chaldéen Diophane, livre II, 11 et 12
- Les métamorphoses : métamorphose en hibou de Pamphilé (III,22), puis en âne de Lucius, III, 24
III. INTERROGER LA NATURE ET LE CORPS : LES SCIENCES DE LA VIE
Extrait 1. Chez Pline l’Ancien : De surprenants remèdes (Histoire naturelle, Livre XXVIII 8-9), Version.
Extrait 2. Chez Pline l’Ancien : les remèdes tirés des plantes et des animaux ((Histoire naturelle, Livre XX,20), Version.
Extrait 3 : Herbes et magie : la sorcière Pamphilé (Métamorphoses, Livre III, 17 et 18), lecture bilingue
Commentaire IM : construction désordonnée, dur de s’y retrouver de l’extérieur. Outil peu pratique pour les autres enseignants, incompréhensible pour des élèves. Une réécriture avec des inter « programme » s’impose.
RESSOURCES
(1) Le Point, hors-série, 2005
(2) Comment les hommes du passé voyaient-ils le futur ? « Le Cours de l’histoire ». Une émission de France Culture. Nicole Belaysche (auteure de Religion et pouvoir dans le monde romain, l’autel et la toge. Professeure à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes), auteure de Religion et pouvoir dans le monde romain et Jean Patrice Boudet (spécialiste du Moyen Age et de la Renaissance)
(3) Le temps se mesure, le temps se comprend (dans le sens latin de « contenir »). De même qu’on l’a rendu rationnel par l’invention de la clepsydre, de même le découpage en signes du zodiaque participe de cette emprise. Nous étudierons d’ailleurs dans cette perspective durant une séance de LLCA la mosaïque du zodiaque, ornée en son centre du dieu Aïon, découverte, aux débuts des années 80, sur le site de la Verrerie, à Arles (Trinquetaille). Elle est conservée au musée d’Arles. Nous analyserons ensuite un chef-d’œuvre de l’art médiéval : le vitrail de la cathédrale de Chartres représentant les signes du zodiaque en cohérence avec les travaux des mois, merveilleux almanach, preuve que l’astrologie circonscrit le temps, organise la vie quotidienne et agricole au Moyen Age encore.
De même, voici un lien utile pour découvrir la mosaïque de Saint Romain en Gal (http://www.e-stoire.net/article-la-mosaique-de-saint-romain-en-gal-1-2-120512845.html)
(4) Les historiens parlent de nombreuses comètes apparues sous le règne d’empereurs romains ; l’une des apparitions les plus fameuses est celle survenue en 60 après J.-C., sous le règne de Néron. Elle est généralement annonce de la mort « des plus puissants de ce monde » nous dit Suétone (Nero, 36, I). Quant à Tacite, il nous parle dans ses Annales (XIV,22,1) d’« une comète que Néron conjurait d’ordinaire en immolant un sang illustre »
(5) Cette notion de maître et disciple sera approfondie dans une séquence autour de l’objet d’étude « Leçons de sagesse antique ». Comment diriger sa vie ? Quelles conceptions du bonheur ? Comment l’atteindre ? Quelles conceptions de la mort ? Comment l’affronter ?
(6) Voici quelques vers de du Bartas, extrait de La Semaine « Un jour de fond en comble les rochers crouleront/ Les monts plus sourcilleux de peur se dissoudront : / Le Ciel se crèvera : les plus basses campagnes/ Boursoufflées croîtront en superbes montagnes:/ Les fleuves tariront, et si dans quelques étang/ Reste encore quelque flot, ce ne sera que sang/ La mer deviendra flamme : et les sèches baleines,/ Horribles, mugleront sur les cuites arènes » (vers 353-360 « Le Premier jour »)
(7) Circé, de Madeline Miller (éd. Rue Fromentin, trad Christine Auché).
(8) La Maison aux esprits, d’Isabel Allende est au programme des LLCA, œuvre complémentaire contemporaine à mettre en regard du roman d’Apulée.
Concernant les traductions, elles sont empruntées : pour Apulée essentiellement à Danielle van Mal-Maeder *(Ed. Les Belles Lettres,2015) mais aussi à M.V. Bétolaud** (1836) ; pour Sénèque, à P. Oltramare*** (Ed . Belles Lettres, 1929.)
Pour aller plus loin…
On pourra écouter « Les Cours du Collège de France » sur France Culture et plus particulièrement par John Scheid, professeur de la chaire « Religion, institutions et société de la Rome antique ». Voici le lien : https://www.franceculture.fr/emissions/l-eloge-du-savoir/la-pratique-religieuse-privee-rome-et-dans-le-monde-romain-occidental-2