« Le Client », d’Asghar Farhadi, Oscar du meilleur film étranger 2017
Des cris, un store entrebaillé par un homme qui regarde par la fenêtre : un plan-séquence étourdissant de virtuosité nous entraîne dans l’escalier et nous fait sortir d’urgence d’un immeuble qui menace de s’effondrer. Emad et Rana quittent à la hâte leur appartement qui se lézarde.
Les voilà sans domicile et réduits à s’installer dans le théâtre où ils jouent ensemble La Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller. Mais le régisseur leur propose un appartement qui vient de se vider de son occupante. Reconnaissants, ils s’y installent.
Téhéran / New York
Cette ville sinistrée et ses habitants en perte de repères, ses chantiers sans fin, ses immeubles démolis ou en voie de l’être et les squelettes de ses buildings en construction, incitent à voir Le Client comme un document sur le Téhéran actuel, moderne et déshumanisé.
« Le Téhéran d’aujourd’hui est très proche de New York, tel qu’Arthur Miller le décrit au début de la pièce. Une ville qui change de visage à une allure délirante, qui détruit tout ce qui est ancien, les vergers et les jardins, pour le remplacer par des tours. C’est précisément dans cet environnement que vit le commis voyageur », déclare le cinéaste (interview sur Caméo-Nancy.fr).
Dans un contexte d’obscurantisme politique et religieux, Emad et Rana, membres de la classe moyenne éclairée, cultivée, qui pratiquent l’enseignement et le théâtre, sont à la fois un couple normal et l’incarnation d’une forme de résistance, Mais le film est bien plus que cela.
.
Un film à la fois policier, psychologique, intimiste et social
Il arrive rarement qu’on sorte pantelant d’une salle de cinéma où on a vu un film à la fois policier, psychologique, intimiste et social. C’est le cas avec cette œuvre majeure du réalisateur d’Une séparation (2011), qui a remporté cette année à Cannes le prix du scénario et le prix d’interprétation masculine.
Comme dans ce film précédent, il s’agit d’un couple qui se délite, sans hystérie cette fois, mais peu à peu, insidieusement, à la suite d’un événement terriblement perturbant : l’agression de la jeune femme dans sa salle de bains par un intrus auquel elle a ouvert la porte, pensant que c’était son mari. Comment ne pas penser immédiatement d’abord à Fenêtre sur cour d’Hitchcock, puis à la fameuse scène de la douche dans Psychose ? Pourtant Farhadi, se contentant de glisser sur la référence, ne montre pas l’attaque, mais la jeune femme blessée et déjà à l’hôpital.
Terrifiée, traumatisée, Rana est même incapable de raconter à Emad ce qui s’est passé. Les voisins lui conseillent de porter plainte. Mais il trouve dans l’appartement certains objets et de l’argent qui rendent une telle déclaration embarrassante pour lui et pour son épouse. À l’évidence, une femme agressée par un homme à qui elle a ouvert la porte est moins une victime qu’une suspecte. La locataire précédente avait des mœurs légères.
Emad, ayant retrouvé les clefs d’une camionnette garée devant chez lui, va mener lui-même l’enquête tambour battant. Encore une situation hitchcockienne.
.
Mise en abyme
Entre la scène du crime, la scène du théâtre et la salle de classe où Emad enseigne la littérature, Farhadi, qui a fait du théâtre dans sa jeunesse et continue à s’y intéresser, va construire une mise en abyme d’une subtilité peu commune.
Quatre lieux et quatre types de séquences emblématiques rythment le film :
• Au collège, les élèves aiment et respectent leur professeur, mais quand il s’endort, épuisé par sa nuit sans sommeil, devant le film adapté du roman qu’ils étudient, ils s’agitent, le photographient sans scrupules, deviennent ingérables.
• Au théâtre les répétitions reprennent tant bien que mal avec Rana blessée qui oublie son texte. Le couple de la pièce se déchire, celui des comédiens se défait. Les répliques des personnages font écho à celles des comédiens qui les interprètent : reproches, culpabilité, invectives. Les séquences de maquillage acquièrent une signification symbolique, car au théâtre comme dans l’intrigue filmique, chacun avance masqué. On ne connaîtra le vrai visage de chacun qu’au dénouement.
• L’appartement, d’abord scène de l’agression, puis milieu hostile où désormais Rana a peur de rester seule, reprend peu à peu un aspect plus rassurant, mais reste hanté par une présence hostile.
• Dans le quartier, l’enquête d’Emad piétine d’abord, puis se resserre autour d’une boutique, et la personnalité de l’agresseur enfin découvert est un véritable coup de théâtre qui complète la parenté d’inspiration entre le texte et la vie.
Un film magistral sur la tromperie des apparences
Avec ses deux interprètes de prédilection, Shahab Hosseini et Taraneh Alidoosti, déjà réunis dans À propos d’Elly (2009) et excellents ici, Farhadi réussit un film magistral sur la tromperie des apparences, les dangers du soupçon, le poison de la jalousie et de la rancœur. Car l’enquête criminelle va révéler moins le fin mot de l’intrigue que la personnalité réelle des protagonistes.
Un scénario très intelligent et des dialogues d’une grand finesse mettent peu à peu en évidence l’ambivalence des sentiments. Et pourtant à aucun moment le rythme ne faiblit. Les péripéties narratives ou les chocs mentaux s’enchaînent dans un continuum remarquable.
Ce jeu de piste dévoile jusqu’où peut aller un mari soupçonneux et incapable de se contrôler quand son « honneur » est en jeu. Moins compatissant que vengeur, moins attentif à la souffrance de sa femme que méfiant à son égard, Emad, ce mari tendre et aimant que l’on croyait évolué, intelligent, cultivé, réagit de façon épidermique avec une violence qu’on ne lui soupçonnait pas et se révèle être impitoyable et brutal.
À la fois thriller haletant et suspense psychologique palpitant, Le Client est une réussite incontestable qui confirme la place de premier plan d’Asghar Farhadi dans le cinéma contemporain. Le film pourrait donner lieu à une étude passionnante de la mise en abyme par sa comparaison scène par scène avec la pièce d’Arthur Miller et à une amusante discussion sur les scènes scolaires dans lesquelles les élèves se reconnaîtront.
Anne-Marie Baron