Clara lit Proust, de Stéphane Carlier :
déringardiser la littérature

Une jeune coiffeuse tombe sur À la recherche du temps perdu, livre qui change son rapport à la lecture et au monde. Multiprimé à sa parution en 2022, Clara lit Proust vient de paraître en livre de poche. Ou comment se fait-on attraper par un livre.
Par Alain Beretta, professeur de lettres

Une jeune coiffeuse tombe sur À la recherche du temps perdu, livre qui change son rapport à la lecture et au monde. Multiprimé à sa parution en 2022, Clara lit Proust vient de paraître en livre de poche. Ou comment se fait-on attraper par un livre.

Par Alain Beretta, professeur de lettres

Clara lit Proust a d’abord été publié chez Gallimard en 2022. Après avoir reçu plusieurs prix (notamment du Cercle littéraire proustien et des Rotary Clubs de langue française), le roman vient de paraître en livre de poche (collection « Folio », Gallimard, n° 7375, 2024). Son auteur, Stéphane Carlier, journaliste et diplomate (aux États-Unis puis en Inde), a également écrit une dizaine de romans dont Le Chien de Madame Halberstadt (Le Tripode, 2019) et L’Enterrement de Serge (Le Cherche midi, 2021). Son dernier opus, Clara lit Proust, offre bien des raisons de séduire à la fois les adolescents et les adultes, au fil d’une habile progression narrative.

La vie d’avant Proust

La première partie, « Cindy Coiffure », évoque le quotidien de Clara, 23 ans, dans le salon ainsi nommé d’une petite ville de Saône-et-Loire. Elle ne déteste pas vraiment son métier, mais doit supporter une patronne mélancolique et des collègues peu intéressantes. En outre, sa vie privée s’étiole peu à peu : son amoureux, J.-B., beau pompier sportif devant lequel toutes les femmes se pâment, est devenu, au bout de trois ans, « un homme qu’elle ne désire plus » en raison de ses multiples fragilités. Ajoutons des parents dont la vie routinière la lasse, et même un chat qui, contrairement aux autres, « n’a rien de fascinant ». Clara s’ennuie.

Un beau jour, Clara coiffe un inconnu qui l’impressionne par son langage et son élégance. Il quitte le salon sans un mot. Peu après, elle découvre sur sa tablette un livre de poche oublié par cet homme. Elle avise le titre, Du côté de chez Swann, et la couverture façon « tableau ancien ». Elle range le livre dans sa petite bibliothèque, à côté de Guillaume Musso et Katherine Pancol : il y restera « 5 mois, 29 jours, 2 h 47 min ». Puis, un dimanche de ferme désœuvrement, elle y repense : « C’était quoi, déjà ? ».

Révélation

Quand Clara lit enfin les premières lignes de Du côté de chez Swann, l’écriture proustienne la rebute : « D’abord, rien ; nada, niente, nichts[…] Les mots sont des fourmis alignées sous ses yeux ». Les longues pages où le narrateur évoque ses couchers douloureux l’énervent : « Écrire autant de mots pour simplement dire qu’il n’arrive pas à dormir ! » Mais, peu après, en relisant la dernière page où elle s’était arrêtée, elle est saisie : « Tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années ». Et d’un coup, tout fait sens : Clara reconnaît ces états de confusion entre rêve et réalité, passé et présent, qu’elle a vécus. Plus elle lit, plus elle admire la sensibilité proustienne, elle qui dit n’avoir pas l’habitude d’éprouver les choses si subtilement.

Clara est véritablement « prise » par sa lecture le jour où elle découvre qu’elle a aussi, à sa façon, vécu le célèbre épisode de « la petite madeleine » : elle en loupe la station de bus de son travail. Après bien des pages, elle constate qu’elle apprécie à la fois la forme et le fond. D’une part le rythme des phrases obligeant à la lenteur de la lecture et le style imagé comme « la lumière orangée qui émane de la syllabe “antes” du nom de Guermantes ». D’autre part la profondeur de l’analyse psychologique, notamment sur l’amour, qui l’éloigne de plus en plus de son J.-B. Mais elle admet qu’elle capitule sur certains passages : « Bien lire, c’est aussi ne pas hésiter à sauter des pages. »

Une cliente du salon va renforcer son admiration. Claudie Hansen, découvrant À l’ombre des jeunes filles en fleurs sur la tablette, lui avoue : « Il m’a sauvé la vie, ce bouquin ». En effet, elle va lui raconter comment il l’a conduite à assumer sa transformation d’homme en femme. Clara en ressent d’autant mieux « cette sensibilité aux mots […] qui a toujours été en elle ». Comprenant notamment qu’en amour on souffre toujours, elle n’hésite plus à quitter un J.-B. qui l’encombre, pour se réconforter avec Marcel en dévorant au moins trente pages par jour, consignant ses impressions de lecture dans un carnet. Les personnages proustiens « deviennent presque aussi familiers que les personnes qu’elle voit tous les jours », note-t-elle.

Nouvelle vie

Alors que la deuxième partie du livre s’intitulait « Marcel », la troisième et dernière est centrée sur « Clara », montrant comment le premier a contribué à faire évoluer la seconde. La métamorphose intérieure de la jeune femme (compréhension, lucidité) est suivie d’un changement de son activité. Chez Claudie, Clara écoute le CD où André Dussolier lit Un amour de Swann. Elle aussi se met à lire Proust à voix haute pour le faire connaître. Elle fait un test auprès d’une cliente du salon intéressée puis s’inscrit à un festival artistique de rue de sa région pour faire évoluer l’expérience. Le premier jour est un échec : très peu d’intéressés s’arrêtent pour écouter déclamer un texte. Mais le lendemain, tout change : une jeune fille, Mathilde, écoute et apprécie. Sympathisant avec Clara, elle l’emmène dans un théâtre où elle travaille, et Clara est éblouie.

Une bonne vingtaine d’années plus tard, Clara revient avec sa fille à l’emplacement du salon « Cindy coiffure » et lui apprend comment sa lecture de Proust a fait basculer sa vie de la coiffure vers le monde de l’art, « le seul finalement qui pouvait rendre sa vie passionnante ». « On ne se rend pas compte à quel point notre destin est façonné par les autres », confie-t-elle.

Aiguiser sa vision

Le bandeau sur le livre annonce, par une citation de la journaliste Sandrine Bajos, du Parisien, « Un roman savoureux plein d’humour et de tendresse ». Effectivement, un humour bienveillant apparaît dès les premières pages où Clara présente ses collègues coiffeuses. La patronne veut croire que son salon, pourtant modeste, n’est pas moins bien que celui, plus moderne, de sa voisine, et même mieux fréquenté : ne ressemblerait-elle pas un peu à Madame Verdurin ? Les collègues de Clara sont croquées par leur apparence physique et leurs expressions spécifiques. Lorraine, toujours la première arrivée, répète souvent : « Ce matin, j’avais autant envie de venir que de me pendre » ; Nolwenn échoue régulièrement au permis de conduire, tout en répétant : « Ça va y aller » ; Patrick, coiffeur exceptionnel, ne venant que le samedi, n’entend pas « mourir dans ce trou » : clin d’œil à Fabrice Luchini, coiffeur avant d’être comédien ?

Les clientes ne sont pas moins épinglées : par exemple, Madame Levy-Leroyer, très chic et habituée à la coloration gris argenté, se hasarde à tenter le « blond de Bernadette Chirac ». Mais le personnage le plus intéressant reste cette Claudie Hansen, conductrice de bus de ramassage scolaire, passée du genre masculin à féminin, qui devient la confidente de l’héroïne et la fortifie dans son admiration proustienne. On est tenté d’associer le regard critique de Clara à celui de Proust raillant le snobisme des salons aristocratiques.

Cependant, le regard proustien est plus féroce. Clara ne se départit jamais d’une sorte de tendresse, voire de pitié, envers les « vies minuscules » de ses collègues. Et elle ne fait qu’esquisser des portraits et situations autrement détaillés chez Proust : « C’est très visuel, on est vraiment dans un film par moments », observe-t-elle, reconnaissant combien lire Proust aiguise la vision : « On ne voit plus la réalité comme on la voyait avant de le lire ».

Double message

Tout amusant qu’il est, le livre de Stéphane Carlier n’en offre pas moins une réflexion à la fois littéraire et humaine.

C’est d’abord une ode enchanteresse à la littérature. Au fur et à mesure que Clara avance dans sa lecture intégrale de La Recherche, elle en apprend de plus en plus sur elle-même et sur la vie, en particulier sur sa sensibilité esthétique et sur une nouvelle perception du temps. Lire Proust réclame de la lenteur pour approfondir lecture et pensée, et cela rend dérisoire aux yeux de Clara l’urgence excessive de temps médiatique : elle savoure l’éloge du « temps retrouvé », comme un antidote au stress. En écho à Proust affirmant, à la fin de La Recherche, que « la vraie vie […], c’est la littérature », la jeune femme en vient à se demander si « les livres pourraient être meilleurs que la vie » après avoir été véritablement subjuguée par l’ouverture du Côté de Guermantes, où elle s’imagine faisant partie de la famille du narrateur qui emménage dans un appartement dépendant de l’hôtel particulier des Guermantes. Stéphane Carlier n’a d’ailleurs pas choisi Proust au hasard, avouant à la journaliste Laila Maalouf dans La Presse : « Il me fallait un grand livre ; peut-être qu’au fond j’avais envie de retrouver l’univers de Proust, que j’ai relu, et qui m’est apparu complètement différent de ce que j’avais lu à 21 ans ».

Clara lit Proust invite à réfléchir sur ce qui constitue une vie dégagée des règles sociales et conforme à ses goûts, ses attentes, sa nature profonde. C’est bien ce que laisse supposer l’épigraphe de Virginia Woolf : « L’affaire est de se libérer soi-même, trouver ses vraies dimensions, ne pas se laisser gêner ». C’est effectivement ce qu’a accompli Clara grâce à Proust. Auparavant, elle subissait tant bien que mal une existence soumise, à sa patronne, ses parents, son amant. Elle suivait une voie toute tracée, alors qu’elle était prédestinée à autre chose, et plus elle avance dans sa lecture, plus elle se rend compte que ce qu’elle vivait ne lui suffisait pas. C’est ainsi qu’elle se demande, à propos du client qui a oublié son livre : « Et s’il l’avait laissé exprès ? ».

Certes, cette conversion d’une jeune femme simple à la « grande » littérature tient un peu du miracle, et le roman de Stéphane Carlier, du conte. De plus, le texte de Proust reste survolé, une lecture en version « light » en somme. Mais les nombreux extraits cités par Clara en donnent déjà un bon aperçu. En tout cas, ce roman a le mérite de bousculer les préjugés qui font croire que Proust, comme tout grand écrivain, serait trop élitiste et difficile à lire.

Sa lecture ne pourrait-elle pas faire pour d’autres ce qu’elle a fait pour Clara : permettre de voir les choses autrement ? Sur ce plan, la jeune coiffeuse rejoint la professeure d’université Laure Murat, qui, dans son récent Proust, roman familial (Robert Laffont, 2023), a elle aussi démontré, et magistralement, comment La Recherche a bouleversé, orienté et déterminé sa vie. La réalité rejoint donc parfois ce que raconte ce conte, qu’il faut savourer comme une petite madeleine proustienne.

A. B.

Stéphane Charlier, Clara lit Proust, Gallimard, Folio 7375, mai 2024, 224 p., 8,30 euros.

Ressources L’École des lettres


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Alain Beretta
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