Notre planète. Chronique n° 14.
Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous : sur les traces de l’ours
Par Éric Hoppenot, Inspé de Paris Sorbonne-Université, Collège international de philosophie
L’écrivaine voyageuse revenue en France s’installer dans le Couserans, sur la terre des ours, confie les rênes de son nouveau roman à une naturaliste spécialiste du grand fauve. Avec elle, elle grimpe en montagne pour pister empreintes et traces de vie, et remonter l’histoire de cet animal célébré et maltraité, sujet de controverses, de mythes et d’admiration.
Par Éric Hoppenot, Inspé de Paris Sorbonne-Université, Collège international de philosophie
L’originalité du nouveau roman de Clara Arnaud réside d’abord dans une double narration : Et vous passerez comme des vents fous croise deux histoires qui alternent plus ou moins d’un chapitre à l’autre. Surtout, elles ont la même source géographique, les Pyrénées ariégeoises, et un même personnage central, l’ours. La première se situe en 1883, alors que Jules capture une oursonne dans le secret espoir de devenir montreur d’ours en Amérique. La seconde s’inscrit dans le monde contemporain des bergers qui vivent plusieurs mois en estive avec leurs troupeaux de brebis. Le cœur du récit n’est pas tant l’ours que les paysages et les hommes du Couserans qui vivent à proximité de l’ours, avec les menaces qu’il peut faire peser sur les troupeaux. Depuis sa réintroduction, c’est cette partie des Pyrénées qui en concentre le plus grand nombre.
Jules, montreur d’ours : une contre-épopée
Comme l’explique l’historien Michel Pastoureau, les montreurs d’ours sont très en vogue depuis le XIIIe siècle. Longtemps considéré comme le roi des animaux, l’ours a ensuite connu une déchéance symbolique assortie de rituels de mise à mort visant à le ridiculiser. Le Roman de Renart en montre un exemple avec l’épisode de la mort de Brun. Exhibé sur la place publique, dans les foires et les marchés, l’ours, enchaîné et dressé, a perdu son statut et son identité d’animal sauvage pour n’être plus qu’un objet d’exhibition chargé de singer l’homme.
Le roman de Clara Arnaud s’ouvre sur une scène de rapt : Jules s’introduit dans la grotte désertée par la mère ours partie chasser afin de capturer l’oursonne qu’il convoite. Il l’élève et la chérit dans un village où il suscite enfin un peu d’admiration mais aussi beaucoup de méfiance : « Cet animal est du côté du diable », lui rappelle-t-on.
La ferrade est le premier spectacle que donne l’oursonne malgré elle. Cette scène de perçage de la cloison nasale de l’animal pour lui glisser un anneau est décrite avec un réalisme et une cruauté qui rendent l’événement insupportable. La corde, la ferrade, la muselière, les coups de bâton qui pleuvent alors et qui laissent Jules stupéfait devant la terreur de son oursonne, sont les premiers signes d’une maltraitance que le roman va dénoncer tout du long. Le lecteur ne peut ressentir qu’une profonde empathie pour cet animal arraché à son milieu, puis aliéné au service de ce saltimbanque qui ne semble même pas avoir pour lui le même respect que les familles montreuses d’ours d’Europe de l’Est, comme celle que met en scène Xavier-Laurent Petit dans Le Fils de l’Ursari (l’école des loisirs).
Dans un premier temps, l’aventure étrangère de Jules tourne au fiasco car, quel que soit le pays où il tente de s’installer, les gesticulations de son ourse sont seulement bonnes à attirer les clients dans quelques restaurants en manque de convives. Ce n’est qu’une fois retourné à New-York après un passage en Amérique du Sud qu’il acquiert enfin une petite renommée. Cette fois, il est enfin connu et réclamé pour son spectacle, mais l’ourse y est totalement dénaturée, elle ne provoque le rire des spectateurs que parce qu’elle singe la bêtise humaine. Elle offre un piteux divertissement au cours duquel le spectateur ne décèle pas que l’animal lui renvoie le miroir de sa propre déchéance.
Comme son maître, qui la récompense en lui donnant de l’alcool, l’ourse est devenue addict. Elle n’est plus qu’une épave animale et n’accepte de jouer qu’en raison d’une sévère dose d’alcool de plus en plus élevée. C’est alors le récit de son inéluctable descente aux enfers. On vient surtout pour être saisi d’un grand frisson lors du clou de la représentation, le « baiser de la mort », où Jules, aussi imbibé qu’elle, plonge sa tête dans la gueule puante.
L’itinéraire de ce couple hors du commun confère à la dégringolade. La fin de leur aventure atteint dans le roman une forme d’apogée stylistique : la narratrice fait preuve d’une grande inventivité et d’une poétique particulièrement originale en déléguant enfin la parole à l’ourse grâce au discours indirect libre et à des jeux énonciatifs subtils. Pour la narratrice, le moment semble venu où elle peut offrir une revanche à l’héroïque animale qui verbalise enfin, dans un élan lyrique et violent, sa haine de l’humain.
Le Couserans, territoire des ours et des bergers
Le Couserans, où se déroule le roman, est un endroit enclavé, particulièrement sauvage des Pyrénées ariégeoises, peu accessible, à proximité de la frontière espagnole. Cet espace montagnard est très peu habité, et plusieurs hameaux y sont fantomatiques.
Le roman de Clara Arnaud est structuré autour de deux entités complémentaires ou antagonistes, des bourgs comme Arbat où s’installe Alma, l’une des héroïnes, ou encore Arpiet ou Salause. La plupart des villages mentionnés sont des noms inventés ou transformés à partir de noms réels, jusqu’à utiliser, voudrait-on croire, l’anagramme de l’ours pour inventer « la vallée d’Orus[1] », où le personnage de Gaspard le berger a grandi. Ces hameaux se caractérisent par une faible activité humaine, laquelle se concentre autour d’une épicerie, d’un café et d’un marché. Ces lieux qui sont très peu décrits disent surtout l’éloignement, la solitude, mais aussi l’importance des liens tissés, d’un attachement aux montagnes.
Arpiet est la localité la plus importante dans le roman, non qu’elle soit plus grande que les autres, mais parce qu’elle assure une continuité entre les deux héros. La famille de Gaspard est revenue s’installer dans les Pyrénées dans l’ancienne maison de Jules, mais ignore l’histoire du montreur d’ours parti en Amérique. Jules et Gaspard quittent tous les deux Arpiet, le premier pour s’en éloigner définitivement et conquérir d’autres continents, le second, qui n’est pourtant pas natif de la région, par volonté de travailler comme berger sur les cimes alentour. Une rare description d’Arpiet semble valoir pour tous les autres hameaux : « … ses ruelles étroites et maisons de pierre aux murs massifs, comme incrustées dans le paysage, ainsi que les ruines, éparpillées partout, envahies par les bois, vestiges d’une époque où la vallée grouillait d’humains[2]. »
L’absence de description des bourgs du Couserans donne de l’ampleur aux descriptions des paysages montagnards, avec leurs torrents, leurs lacs, leurs forêts, leurs pics vertigineux ouverts sur les massifs. La topographie mêle habilement les noms réels et les lieux imaginaires qui reconfigurent l’espace du récit. Toutes ces évocations génèrent une fascination pour cet univers harmonieux, proliférant et sauvage[3], où peut surgir ce que la narratrice nomme des « forêts-cathédrales ». Mais au travers de ces paysages idylliques se descellent les indices d’une crise climatique qui affecte toute la nature : les rivières sont presque taries, le niveau du lac de Beltame est au plus bas, son eau est verdâtre, le torrent s’assèche, les forêts s’amenuisent. Dans la manière d’écrire le vivant, le discours écologique n’est pas manifeste, mais le lecteur ne peut être qu’attiré par ces espaces démesurés et vulnérables.
Les bergers, d’une estive à l’autre
Après des études de géographie, de nombreux voyages à l’étranger et dix ans de travail dans un cabinet d’aménagement parisien, le personnage de Gaspard (le principal berger) revient avec sa famille sur ses terres d’origine. Il se lie à Jean qui lui apprend le métier de berger et lui confie son troupeau de brebis qui compte quatre-vingts têtes, soit un petit troupeau, certains pouvant aller jusqu’à trois mille bêtes.
Il y aurait beaucoup à dire sur la galerie des bergers que présente Clara Arnaud. Outre qu’il s’agit d’un univers exclusivement masculin, chaque berger à une place significative dans le roman, les caractères de chacun et leur conception respective du métier sont parfaitement campés. Dès le début, le roman prend acte d’une évolution du pastoralisme moderne : « Les bergers étaient désormais des employés, ils passaient d’une estive à l’autre. Plus grand monde ne pouvait revendiquer connaître un territoire sur plusieurs décennies. Les troupeaux avaient grossi pour faire face à la concurrence du mouton néo-zélandais, les brebis étaient devenues des numéros. »
La narratrice parvient à éviter tous les clichés sur le pastoralisme et en particulier la vie en estive, son écriture tout en nuance tente de rompre avec une vision idéaliste sur la vie en liberté au grand air, dans des paysages de cartes postales.
Le rôle du berger semble tout entier dévolu à un « faire face », à la responsabilité du troupeau, des chiens, aux prédateurs, aux accidents météorologiques, à l’évolution du climat, éventuellement aux autres bergers…. Toutes les actions en estive montrent un souci du non-humain.
Alma, la naturaliste
Si la plupart des événements de l’estive et du pastoralisme se focalisent sur le personnage de Gaspard, il est une figure féminine essentielle au récit, celle d’Alma l’éthologue, spécialiste des ursidés, qui travaille pour le Centre national de la biodiversité. C’est elle le personnage principal du roman. Elle est au cœur du récit parce qu’elle sert de médiatrice entre les bergers et l’univers des ours, car c’est elle qui porte les enjeux de la présence des ours dans les Pyrénées[4].
Alma s’inscrit dans une quête indécise : « Connaître chaque morceau de roche, les méandres des forêts, les coins à champignons, les sentiers effacés des cartes, les sources et les tanières à ours, savoir les légendes et les histoires des vieux, et la toponymie de chaque col, de la moindre arête sommitale. » Son personnage est abordé avec beaucoup de finesse : si elle semble à première vue une ardente défenseuse de l’ours, fascinée par l’animal sauvage, elle ne fait preuve d’aucune naïveté face à sa sauvagerie.
Si le roman condamne la maltraitance de l’ours et affiche clairement une admiration pour ce grand fauve de nos contrées, il se montre attentif aux arguments qui pèsent contre sa présence, et défend plutôt la recherche d’une saine cohabitation, notamment parce qu’il est impliqué dans toute une chaîne biotique. Le philosophe du vivant Baptiste Morizot dirait qu’il s’agit d’inventer une diplomatie ursine, pour vivre avec ce voisin sauvage, parfois problématique.
C’est par le truchement des yeux d’Alma, et presque exclusivement les siens, que le lecteur suit les ours dans la montagne. Tout au long du récit, et armée de jumelles, l’éthologiste marche sur ses traces, relève des empreintes, des poils, des excréments, autant d’éléments à interpréter. Les images des caméras posées sur les arbres jouent également un rôle important dans le repérage et l’identification des animaux. La recherche consiste à récolter suffisamment de données pour démontrer que la présence de l’ours non seulement ne génère pas obligatoirement de la frayeur chez les brebis, mais qu’en plus sa prédation est relativement mineure[5].
Outre l’immersion dans le Couserans, dans l’univers de l’estive, des problématiques environnementales liées à la présence de l’ours et au bouleversement climatique, ce roman met en scène de nombreuses aventures humaines racontées avec une véritable poésie. Clara Arnaud offre de très beaux portraits, des descriptions impressionnantes des paysages pyrénéens, de leur faune et de leur flore. L’ours, cet animal frontière, au bord de l’humain qui hante tant de récits et de mythes, est présent à presque toutes les pages, davantage par les traces qu’il laisse d’ailleurs que par son image. La trace en tant qu’événement, que rareté, est toujours susceptible de devenir document, donc récit, mais à condition que les signes génèrent un questionnement. C’est à ce questionnement que la romancière incite. Les traces de l’ours attestent que « quelqu’un est passé par là », invitant à le suivre.
É. H.
*Clara Arnaud a publié trois romans : L’Orage (Gaïa, 2015), La Verticale du fleuve (Actes Sud, 2021) et Et vous passerez comme des vents fous (Actes Sud, 2023) qui a reçu six prix littéraires, dont celui du roman d’écologie. Grande voyageuse (Europe, Québec, Chine, Caucase, Kirghizistan, Congo, Bénin, Ghana, Sénégal ou encore le Honduras), elle a rapporté de ses voyages deux récits édités aux éditions Gaïa : Sur les chemins de Chine (2010) et Au détour du Caucase (2017). Elle vit actuellement dans les Pyrénées ariégeoises, lieu de l’action principale de son dernier roman.
Ressources
Autour de Clara Arnaud :
- Discours de Clara Arnaud lors de la réception du Prix du roman d’écologie 2024.
- Récits de résistance écologique : la littérature francophone contemporaine aux prises avec le réel, BNF, 11 octobre 2024.
Histoire de l’ours :
- Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu, Seuil, 2007.
Récits contemporains sur les ours :
- Rick Bass, Les Derniers Grizzlys, trad. Gérard Meudal, Gallmeister, 2010.
- Nastassja Martin, Croire aux fauves, Verticales, 2019.
- Doug Peacock, Mes Années grizzlys, trad. Josiane Deschamps, Gallmeister, 2012.
- Joyce Sorman, La Peau de l’ours, Gallimard, 2014.
Sources documentaires sur les ours :
- Roman Droux, L’Ours en moi, 2019.
- Werner Herzog, Grizzly Man, 2004
- Laurent Joffrion & Vincent Munier, Ours, simplement sauvage, 2019
- Sur les ours des Pyrénées
Géographie :
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Notes
- [1]Orus existe bien dans l’Ariège, ce n’est pas une vallée mais une petite commune d’une vingtaine d’habitants aujourd’hui, alors qu’elle en comptait près de six cents vers 1840.
- [2]Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous, Actes Sud, p. 48.
- [3]Voir certaines des descriptions, notamment p. 23-25, 86-89, 108-113, etc.
- [4] Comme le souligne Clara Arnaud, l’ours des Pyrénées n’a pas été et n’est toujours pas le sujet d’études éthologiques. Cette absence dit sans doute en creux quelque chose de la difficulté à penser encore la présence (relative) de l’ours dans les Pyrénées.
- [5]Qu’il s’agisse de l’éthogramme, de son alimentation, de ses déplacements, de l’élevage des oursons… Il est même question d’une « poétique de l’urine » (sic). À propos de connaissance animale, on n’oubliera pas les très belles pages consacrées aux gypaètes, là encore Clara Arnaud déploie une prose poétique et une vive attention aux détails.
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