"Le Citoyen d’honneur" ("El ciudadano ilustre"), de Mariano Cohn et Gastón Duprat
Mariano Cohn et Gastón Duprat forment un tandem qui figure parmi les meilleurs cinéastes argentins actuels. Leur humour, leur sobriété et leur goût des affrontements minuscules les font apprécier tout particulièrement du public international.
Dans L’Homme d’à côté, un célèbre designer dont un fauteuil s’est vendu à des milliers d’exemplaires, devait lutter contre l’entêtement de son voisin qui voulait creuser un trou dans le mur de sa maison Le Corbusier (voir sur ce site).
Dans Le Citoyen illustre, un autre homme célèbre, Daniel Mantovani, Prix Nobel de littérature, est pris d’une totale désaffection pour la vie publique et boude toute autre récompense. Il annule sa participation à de nombreux événements et même l’adaptation de ses romans et se terre dans sa belle villa de Barcelone.
Un film qui joue sur la crête entre fiction et documentaire
Lassitude, écœurement, dégoût de soi de l’écrivain au faîte de sa carrière ? Pourtant, à l’étonnement de sa secrétaire, une invitation le touche et le convainc : elle vient de sa ville d’origine en Argentine, Salas, une bourgade à 700 kilomètres de Buenos Aires, qui veut le nommer citoyen d’honneur. Elle a servi de décor à l’ensemble de son œuvre romanesque mais il n’y est jamais retourné depuis son installation en Europe. Et voilà notre misanthrope parti pour son pays natal. Qu’espère-t-il y trouver? A-t-il à donner ou à recevoir ? Est-ce générosité ou égoïsme de sa part ?
Naturellement rien ne se passe bien. L’absurde va miner toutes ses tentatives d’incognito, puisque dès l’avion qui le mène vers l’Argentine, le pilote signale sa présence aux passagers. Depuis la panne de voiture qui le bloque avec son chauffeur à cent kilomètres de son village, jusqu’aux cérémonies ridicules, aux inaugurations foireuses, aux conférences peu suivies et mal comprises, au minable jury de peinture auquel il participe. Il arrive même à froisser ses anciens amis, pourtant heureux de le revoir.
Mais le sujet du film n’est pas ce voyage en lui-même, c’est toute la distance qui sépare le projet de sa réalisation, l’art de la vie, la création de la réalité. Les deux cinéastes nous entraînent dans un vertige très borgésien, où les livres de notre auteur servent à tout sauf à être lus. Ses pages servent de combustible, de papier toilette, de cadeau empoisonné.
Se retrouvant dans ce village de son enfance, qu’il a si bien reconstruit en imagination aux dépens de ses habitants en les traitant de bouseux, Daniel est attendri certes, mais surtout ahuri par la distance qui le sépare d’eux. À son chauffeur il a raconté l’histoire de deux frères amoureux d’une même femme et qui en meurent. C’est son histoire puisqu’il a aimé lui-même celle que son ami a épousée. La réalité va-t-elle rejoindre la fiction ? On s’y attend, mais rien de ce qu’on attend n’arrive dans ce film qui joue sur la crête entre fiction et documentaire.
Dans ce décor de pueblo plus misérable que nature, les cinéastes vont même jusqu’à user d’une image sale et tremblante qui semble être celle d’une caméra vidéo.
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Portrait d’un romancier à l’identité clivée
Le film est structuré en chapitres, comme pour renvoyer tout à la fois à la construction d’un roman et à l’identité clivée du personnage que son mode de vie huppé coupe littéralement de ses anciens concitoyens. Comédie aux péripéties truculentes, mise en scène avec un brio remarquable, ce film gomme les limites de la représentation ou, plutôt, s’en amuse, les défie, les transgresse sans cesse, installant délibérément une confusion délectable.
La mise en abyme, sur laquelle est fondé le scénario, nous entraîne dans un questionnement incessant tandis qu’avec énergie le protagoniste, bien décidé à défendre son intégrité de créateur, dénie toute ressemblance de ses personnages avec tel ou tel des villageois qui se revendiquent comme modèles.
Pur hasard de la fiction, toute-puissance de l’imagination, liberté souveraine du romancier démiurge. Autant de clichés ronflants dont il se réclame, autant de principes auxquels il ne veut pas déroger et qu’il affirme avec hauteur. Mais il ne parle visiblement pas la même langue que ses interlocuteurs, entêtés à se reconnaître dans ses créatures de papier pour en recueillir un peu d’éclat dans leurs vies misérables.
Chaque jour passé à Salas apporte son lot de disputes et de conflits, et non seulement Daniel voit le nombre de ses fans fondre comme neige au soleil, mais il se trouve directement menacé…
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Entre comédie et thriller
Se jouant des genres, le film de Mariano Cohn et Gaston Duprat oscille entre comédie et thriller dans une tension extrême : à chaque instant tout semble possible et promet un réjouissant jeu de massacre. Mais on peut aussi y voir une satire sociale d’un pays où les souvenirs de la dictature, les crises économiques successives et la fracture entre citadins et habitants des zones rurales sont observés avec ironie et mis au jour sans concessions.
Cette comédie cynique est défendue par un comédien de talent, prix d’interprétation à la Mostra de Venise (Oscar Martínez). C’est une œuvre moins sur les inconvénients de la célébrité que sur la conviction trompeuse qu’a un romancier d’être indemne de tout mimétisme, alors qu’il nourrit son œuvre de son passé et du mépris de ses anciens concitoyens, c’est-à-dire du refus de regarder son milieu d’origine en face.
Déni ou obsession ? Plus aveuglé qu’il ne le croit, Daniel n’a qu’un choix possible : écrire encore et toujours, en se prenant lui-même pour sujet et pour cible. Beau sujet de réflexion, à tous les sens du terme…
Anne-Marie Baron
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• « L’Homme d’à côté », de M. Cohn et G. Duprat, et « Medianeras », de G. Taretto, ou le nouveau cinéma argentin, par Anne-Marie Baron.