« Le ciel attendra », de Marie-Castille Mention-Schaar, ou l’urgence d’une mise en garde
Chacun de nous, parents et enseignants, ne cesse de se demander que faire pour enrayer le phénomène dramatique de l’embrigadement des jeunes Européens dans le djihadisme. Et si le cinéma était l’un des meilleurs moyens de faire circuler les mises en garde ? Surtout quand le milieu enseignant l’utilise comme garde fou privilégié.
Marie-Castille Mention-Schaar, avec Le ciel attendra, en fait le pari. Déjà son film précédent, Les Héritiers (2014), filmé dans une classe du collège Léon-Blum de Créteil, agissait pour résoudre les difficultés des professeurs à aborder l’histoire de la Shoah en relatant l’expérience pédagogique remarquable d’une enseignante faisant participer sa classe au Concours national de la Résistance et de la déportation.
Le processus concret de la radicalisation
Ce film-ci, malgré son titre, n’a aucun rapport avec les comédies d’Ernst Lubitsch (1943) ou de Warren Beatty (1978), toutes deux intitulées Heaven can wait (Le ciel peut attendre).
La réalisatrice traite du processus d’embrigadement de Daesh dont elle a découvert la réalité d’abord en lisant un article sur un frère parti à la recherche de sa sœur en Syrie, puis en lisant un article sur un père à la recherche de sa fille en Syrie posté par Émilie Frèche sur Instagram. Enfin, elle fait la connaissance de Dounia Bouzar, l’anthropologue grenobloise qui a créé le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI) et celle-ci l’autorise à suivre son équipe partout en France. Du coup, à la faveur d’un long travail d’enquête, la cinéaste découvre le processus concret de la radicalisation, qui devient pour elle une réalité humaine, incarnée par des visages et des histoires bien réelles.
Elle aurait pu tourner un documentaire sur le sujet avec de tels éléments, mais d’abord c’était pratiquement impossible étant donné le secret qui entoure les agissements de ces adolescents pris au piège et isolés peu à peu de leur entourage. Et puis, la fiction lui a semblé plus convaincante, fondée sur les effets tragiques de cette propagande bien réelle sur les esprits les plus fragiles.
Avec sa violence psychologique insoutenable, le film s’est imposé à elle et à sa coscénariste Émilie Frèche avec ses personnages fictionnels, ses intrigues, ses émotions. Et une seule personne réelle, Dounia Bouzar, irremplaçable. Un film sur l’impact physique, émotionnel et psychologique de la propagande islamique sur les jeunes Français. Il pose les questions essentielles : à quel moment un adolescent est-il gagné par cette soif d’engagement dans une cause qu’il croit juste ? Quand peut-on intervenir ? Et comment déceler, à cet âge malléable où il est si facile de se laisser convaincre par l’appel à une certaine justice, le danger d’une exaltation qui peut être fatale ?
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Deux parcours emblématiques
La cinéaste a donc choisi le montage alterné de deux histoires emblématiques et de deux trajets inverses. Deux personnages de jeunes filles, l’une, Mélanie, en train de succomber à la fascination, l’autre, Sonia, qui y a échappé de justesse et se trouve encore loin d’en être guérie. Et deux couples de parents, aussi désorientés l’un que l’autre, mais l’un reprenant l’espoir de voir sa fille revenir à la raison, l’autre perdant peu à peu tout espoir de la récupérer. Des séquences assez brèves de l’intimité des jeunes filles en pleine révolte ou des parents désespérés alternent avec des entretiens collectifs menés par Dounia Bouzar, qui explique, console parents et enfants, redonne aux sentiments et aux actes leurs justes proportions.
Ce film poignant a le grand mérite de nous faire comprendre les étapes et le mécanisme de la réalité en apparence irrationnelle de l’embrigadement. Contactée par Internet, sur Facebook par exemple, une jeune fille reçoit un message d’un garçon qui prend pour pseudonyme Épris de vérité et pour image un lion. Deux signes qu’il aurait fallu savoir décoder, explique l’anthropologue, comme l’appel à la pureté et le symbole de la vérité divine car la sourate 74 du Coran, Al-Muddattir (« Le revêtu d’un manteau »), utilise cette image aux versets 49 à 51, pour faire comprendre comment les hommes fuient la vérité : « Qu’ont-ils à se détourner du Rappel ? / Ils sont comme des zèbres épouvantés, / s’enfuyant devant un lion. ».
La proie est vite appâtée. Une relation s’instaure ; la jeune fille de plus en plus séduite par cet univers nouveau, le garçon se fait de plus en plus exigeant. Mais ce qu’il exige n’est pas sexuel : il lui demande de se séparer de sa famille, de lui jurer à lui fidélité, de ne plus parler aux autres garçons, de se vêtir d’un hidjab, d’adopter la religion musulmane et de la pratiquer méticuleusement. Il fait croire à la jeune fille qu’elle vit dans une société corrompue où les adultes mentent sur tout, qu’ils complotent contre elle, mais qu’elle est exceptionnelle et doit se préserver vierge parce qu’il va l’épouser.
La quête d’identité, d’amour et le besoin de se sentir importante sont tels chez elle que désormais elle peut tout entendre et obéit à tout. Insultes à l’encontre de ses parents, exigences plus contraignantes les unes que les autres, dénigrement de ses copines (même son amie musulmane, pourtant pratiquante, se moque de son attention excessive à la lettre des commandements), elle est prête à tout renier et à accepter n’importe quoi : « On se sent exister sous le voile. » Quand elle étudie Tartuffe en classe, elle ne comprend même pas qu’elle est en train de subir la même emprise qu’Orgon, fasciné par les démonstrations excessives du faux dévot et prêt à tout lui sacrifier, épouse, famille, amis, enfants.
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De la séduction à l’embrigadement
Cette façon de donner de l’importance à un adolescent, de lui confier une mission, des devoirs, des contraintes est capitale dans une période de liberté, voire de laxisme éducatif. Isolement relationnel, adoption d’un nouveau mode de vie, conversion religieuse et idéologique sont les prémisses de l’embrigadement pur et simple dans le djihadisme. Cette discipline de fer donne une raison de vivre aux individus fragiles et leur manque quand ils l’ont perdue.
Le ritualisme excessif est la force des faibles. On peut penser aux Jeunesses hitlériennes, qui séparaient les enfants de leurs familles, leur imposaient une discipline militaire et en faisaient des délateurs. Politique et combat en plus, ce processus n’est pas très différent du rabattage de jeunes filles destinées à la prostitution par des souteneurs qui commencent par les séduire, leur promettent le mariage, les enferment chez eux puis leur imposent par la violence d’aller sur le trottoir. Les images récurrentes de bêtes de proie symbolisent cette agression et cette véritable dévoration.
Les deux jeunes filles du film – Sonia, la rescapée (Noémie Merlant) et Mélanie, la cible du rabatteur (Naomi Amarger) – appartiennent à des milieux de petits bourgeois français catholiques. Mais tous les milieux et toutes les classes sociales sont touchés, y compris les plus aisés. La conversion est un signe fort à ne pas négliger et l’enfermement en soi-même un symptôme inquiétant.
Mais il est vrai que tant de jeunes vivent enfermés dans leur chambre avec leur ordinateur pour compagnon, aussi accros aux réseaux sociaux qu’à des drogues dures! Et qu’il y a souvent très peu de communication entre parents et enfants dans une même maison. Comment les parents s’en inquièteraient-ils ? Le confort matériel et moral devient alors un handicap, car il n’offre aucun exutoire aux rêves héroïques des adolescents, devenus ainsi prêts à répondre à l’appel des muezzin. Mélanie, qui aime l’école, ses copines et joue du violoncelle, se laisse priver d’amis, d’école et de musique pour se consacrer entièrement à la mission sacrée de sauver le monde avec son futur époux.
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Le désarroi des parents
Le plus pathétique, c’est le désespoir des parents qui voient leur enfant leur échapper sans savoir pourquoi et sans rien pouvoir tenter. Sandrine Bonnaire et Clotilde Courau sont excellentes dans les rôles de ces deux mères en détresse. Chaque parent s’identifie à elles. Ou à ce père interprété par Yvan Attal, qui dit : « On croit qu’après avoir recommandé à ses enfants de ne pas parler aux inconnus, de ne pas les suivre dans leur voiture, ils viendront sagement tout dire à leurs parents. Eh bien non ! »
Plus ils grandissent et s’émancipent, moins ils sont vigilants. De plus la Toile a envahi leurs vies, leur intimité et les a rendus extrêmement vulnérables aux intrusions virtuelles, aux demandes d’amitié venues de partout. Naïfs, confiants, ils accordent crédit à tout ce qu’on leur raconte sans même se demander s’il est vraisemblable qu’on leur demande de sauver le monde, de venir en aide aux enfants abandonnés dans un pays si lointain. Leur sincérité fait peine à voir. Leur candeur brise le cœur.
Le père Patrick Desbois s’est lancé dans le même combat. Son livre La Fabrique des terroristes. Dans les secrets de Daech (Fayard), écrit avec Nastasie Costel, dénonce le génocide du peuple kurdophone des Yézidis par les mêmes méthodes : manipulation, emprise morale, rapt, achat et vente d’individus, exploitation de matériel humain. Il y voit un véritable génocide très semblable à celui des nazis, qu’il a appris à connaître en enquêtant inlassablement sur la Shoah par balles en Pologne et en Ukraine.
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Un film coup de poing, mais aussi un outil de compréhension
Avec Le ciel attendra, Marie-Castille Mention-Schaar, elle, attire notre attention sur un crime qui se commet dans toute l’Europe comme chez nous, sous nos yeux, sans que nous nous en apercevions. Un crime d’autant plus lâche qu’il joue sur les sentiments d’adolescents sans défense dans le seul but de les munir de ceintures d’explosifs et de leur faire commettre des attentats dans leur propre pays. Un véritable crime contre l’humanité, qui exige une mobilisation massive des responsables administratifs de l’Éducation nationale comme du corps enseignant.
Ce film coup de poing devrait éclairer les parents, les professeurs et les élèves, les mettre en mesure de déceler les tentatives de ce genre. Car seules une vigilance de tous les instants et l’union de toutes les forces actives pourront parvenir à vaincre ce fléau. Considérons-le comme un outil de compréhension de ce phénomène et comme un moyen d’ouvrir largement la discussion à son sujet pour délier les langues des jeunes qui sont encore récupérables ou de leur entourage. Car le silence ou l’indifférence sont tout aussi meurtriers que l’embrigadement.
Anne-Marie Baron
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• Le site du CPDSI (Centre de prévention, de déradicalisation et de suivi individuel) créé par Dounia Bouzar.
• Voir sur ce site la critique des « Héritiers », de Marie-Castille Mention-Schaar par Anne-Marie Baron.