"Une chambre en Inde", d’Ariane Mnouchkine, au Théâtre du Soleil
Une chambre en Inde, c’est un peu l’auberge espagnole, diront certains, déroutés par la variété des idées et des personnages qui s’y croisent. D’autres verront, en revanche, dans ce spectacle d’Ariane Mnouchkine, créé fin 2016 et repris actuellement dans son vénérable Théâtre du Soleil, un entrelacs de pensées stimulantes et de tableaux roboratifs.
Le cœur et l’esprit engagé de la dramaturge, aujourd’hui âgée de 79 ans (!), sont ici à l’œuvre, intacts et sincères. Comme son humour et sa décontraction offerts au public depuis près de cinquante ans lors de sa traditionnelle présentation de la représentation.
Autant dire que (re)venir à la Cartoucherie, formidable survivance des utopies théâtrales post-soixante-huitardes, demeure un moment d’une belle et chaude humanité, aussi chaude que l’actualité pour l’occasion revisitée.
Esprit tourneboulé
L’unique et vaste décor de la pièce se compose de la chambre à coucher de Cornélia, metteure en scène de théâtre, et double de Mnouchkine, interprétée par Hélène Cinque. Un décor où défilent, au gré des rêves éveillés (ou non) de cette femme en chemise de nuit, les images cauchemardesques d’un monde livré à la furie des hommes.
L’argument de la pièce stipule que Cornélia, « lâchée » par son directeur artistique Constantin Lear (devenu fou à l’annonce des attentats parisiens de novembre 2015), se retrouve soudain seule à devoir construire son nouveau spectacle. Or, l’esprit de la femme de théâtre est confus, comme la planète qui s’agite au loin, et qu’elle ne parvient plus à comprendre.
Réalité tourmentée et fiction épique
Entre le temps qui presse (les fonctionnaires culturels français chargés du contrôle des aides publiques) et les désordres extérieurs qui oppressent, Cornélia se sent souvent prise de panique. La folie, scandée par les sonneries intempestives du téléphone et quelques dérangements gastriques, la guette à son tour. Cornélia voudrait bien pouvoir songer calmement à son art, et réfléchir à l’écriture de son spectacle dont les tableaux politiques se succèdent devant nos yeux. Ou encore s’adonner à son plaisir de spectatrice des scènes du Mahabharata que des comédiens du théâtre traditionnel tamoul (le Terukkuttu, joué et dansé nuitamment dans les villages du sud de l’Inde) viennent interpréter à intervalles réguliers dans sa chambre.
Du réel à la fiction, l’idée de croiser quelques extraits poignants du récit littéraire avec certains faits de l’actualité sanglante s’avère heureuse ; la scénographie de cette « mise en abyme » (ou théâtre dans le théâtre) est éblouissante. Outre que le changement d’espace-temps et de registres (sinon de genres) ménage quelque « respiration » dramaturgique, les bruyants épisodes de l’antique fresque épique offrent un précieux contrepoint aux fracas de notre époque. La puissance du jeu (codé) des comédiens indiens en décuple l’horreur déchirante, et constitue une formidable chambre d’écho au jeu des puissances islamistes qui font la guerre au monde entier.
L’humour et la farce
La chambre de Cornélia est un lieu de création, un carrefour mental où s’agitent les souvenirs, les amours et obsessions théâtrales de Mnouchkine. Apparaissent alors, comme dans un songe en guise d’hommage, les figures tutélaires de Shakespeare et Tchekhov, traitées en familiers compagnons de voyage artistique, dont la présence apaise la metteure en scène sans parvenir néanmoins à faire taire (tous) ses doutes vis-à-vis de son travail.
Et comme chez Molière (cher au cœur de Mnouchkine qui nous fit don d’un lumineux Tartuffe il y a quelques années), la meilleure « arme » pour combattre le fanatisme et l’intolérance se trouve dans le rire et la dérision. Ainsi l’on sait gré à Mnouchkine d’user du comique souvent burlesque pour dénoncer (et « corriger » ?), et désamorcer dans le même geste ce que la plupart des sujets abordés ont d’accablant.
De fait, on rit beaucoup dans cette chambre indienne, notamment quand une bande de pieds nickelés salafistes tentent de détruire un objectif américain, quand une poignée de djihadistes idiots essaient de réaliser un film de propagande dans le désert, ou encore quand des émirs souadiens entrent en contact vidéo avec des Islandais(es) pour apprendre le féminisme…
Les chocs de la violence
De cette chambre en Inde, en repli de notre monde (à noter que la troupe du Soleil a vraiment effectué une retraite indienne pour répéter le spectacle), Cornélia/Ariane observe les lointains bouleversements géopolitiques – et assiste quasiment in situ aux coups de force terroristes du BJP (Parti politique de la droite nationaliste indienne) ! Et elle s’emporte, s’indigne, s’afflige tout à la fois de l’acharnement des hommes à s’entretuer.
L’absence de linéarité de cette marqueterie de saynètes tire une partie de sa puissance dramatique de ses ruptures de tons, à l’appui de son engagement politique. Les chocs sont parfois brutaux, et il n’est pas rare de passer des rires aux larmes en un bref changement de scène. En particulier quand un jeune de banlieue apprend que son ami d’enfance est parti faire le djihad en Syrie, ou (pire) quand une fillette est ceinturée d’explosifs dans l’ombre d’une maison pour ensuite être conduite sur un marché…
Fonction du théâtre et éloge du discours
Les sujets d’inquiétude de Mnouchkine sont nombreux, et divers : le terrorisme religieux, la pollution des nappes phréatiques, le cauchemar Trump, les violences faites aux femmes, les mariages forcés, etc. Mais ce théâtre-monde – ce théâtre ouvert sur le monde, porté au questionnement du monde – est aussi et surtout une vaste interrogation tournée sur lui-même, sur son rôle, sa fonction.
Que peut aujourd’hui le théâtre face à la cruauté des hommes, se demande Mnouchkine ? (« Mock the villains », lui souffle Shakespeare). Quelle est sa place dans la cité ? Faut-il encore croire à son pouvoir de formation, d’éveil, d’émancipation ? Existera-t-il encore dans dix ans, et/ou sous quelle forme, s’interroge Mnouchkine un brin provocatrice (découragée ?) ? Laquelle, inlassable façonneuse d’idées, se demande encore comment mettre l’actualité (politique) en scène. Que dire, et jusqu’où aller (sans s’auto-censurer) ?
Autant de questions auxquelles ne manqueront pas de réfléchir les nombreux élèves présents dans la salle ce soir-là. Une réflexion qui pourra encore être nourrie en classe d’une étude comparée entre le discours de Hynkel/Chaplin (Le Dictateur, 1940) et celui final d’Une chambre en Inde, tenu par son double sur scène (appelé Le Revenant !) qui, dans un élan d’humanité, engage à la résistance face à la barbarie. Et invite à continuer d’espérer, et de croire en la capacité des mots à convaincre et persuader, pour construire un monde meilleur.
Le monologue du Revenant
« Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur. Ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni dominer, ni conquérir personne. Si c’était possible, j’aimerais aider tout le monde, Juifs, Musulmans, Chrétiens, hommes noirs ou blancs… Nous voulons tous nous aider les uns les autres, les êtres humains sont comme ça. Nous vivons de la joie de l’autre, et non du malheur d’autrui. Nous n’aimons pas nous haïr et nous mépriser, il y a bien assez de place en ce monde et la bonne terre est riche et a de quoi nous nourrir, tous. Notre vie pourrait être libre et magnifique, mais nous avons perdu le chemin. La cupidité nous a empoisonné l’âme. De haine elle a barricadé le monde. Au pas de l’oie, elle nous escorte vers le malheur et le carnage. Les machines qui donnent l’abondance nous ont laissés dans le besoin. Notre savoir nous a rendus cyniques et notre habileté nous rend durs et méchants. Nous spéculons trop et ne sentons pas assez. Plus que de machines, nous avons besoin d’humanité. Plus que d’habileté, nous avons besoin de gentillesse et de tendresse. Sans ces qualités, la vie est violente et tout sera perdu. L’avion et la radio nous ont rapprochés. Par définition, ces inventions proclament la bonté de l’homme. Elles appellent à la fraternité universelle et à l’union de tous. À l’instant même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants au désespoir, victimes de régimes qui transforment les hommes en tortionnaires et emprisonnent des innocents. À ceux qui m’entendent, je dis « Ne désespérez pas ! ». Le malheur qui a fondu sur nous n’est rien d’autre que l’agonie de la cupidité, la rancœur d’hommes qui tremblent devant l’inéluctable progrès de l’humanité. La haine s’éteindra et les dictateurs meurent. Le pouvoir qu’ils ont volé au peuple retournera au peuple. Et tant que des hommes donneront leur vie pour elle, la Liberté ne périra point. Êtres humains ! Ne vous donnez pas à ces brutes, ces hommes qui vous méprisent et vous asservissent, qui régentent vos vies et vous dictent quoi faire, que penser, que ressentir ! Qui vous dressent, vous privent, vous traitent comme du bétail. Et à qui vous servez de chair à canons ! Ne vous offrez pas à ces hommes contre nature, ces hommes-machines, ces hommes à l’esprit-machine et au cœur-machine ! Vous n’êtes pas des machines ! Vous n’êtes pas du bétail ! Vous êtes des êtres humains ! Vous portez l’amour de l’humanité dans vos cœurs ! Vous ne haïssez pas ! Êtres humains ! Ne luttez pas pour l’esclavage ! Luttez pour la liberté ! Le Royaume de Dieu est dans l’être humain. Pas dans un seul humain, ni dans un groupe humain. Mais dans tous les humains ! En vous ! Vous, le peuple, vous avez le pouvoir de créer le bonheur ! Vous, le peuple, vous avez le pouvoir de rendre cette vie libre et magnifique, et d’en faire une merveilleuse aventure ! Alors, au nom de la démocratie, utilisons ce pouvoir ! Unissons-nous ! Luttons pour un monde nouveau, un monde honorable qui donnera du travail aux citoyens, un avenir à la jeunesse et, aux plus vieux, la sécurité. En promettant cela, des brutes ont pris le pouvoir. Mais ils mentent ! Ils ne tiennent pas leurs promesses, ils ne les tiendront jamais ! Les dictateurs s’affranchissent de tout pour asservir les peuples ! À nous de lutter pour tenir cette promesse ! Luttons pour libérer le monde ! Pour abattre les barrières nationalistes ! Pour nous défaire de la cupidité, de la haine et de l’intolérance ! Luttons pour un monde de raison, un monde où les lumières et le progrès véritable guideront les femmes et les hommes vers le bonheur. Êtres humains, au nom de la démocratie, unissons-nous ! »
Philippe Leclercq
• « Une chambre en Inde », d’Ariane Mnouchkine, au Théâtre du Soleil.