« C’est quoi comme nom ? » :
menaces sur les binationaux
Par Sai Beaucamp de Castro Henriques, professeure de français langue étrangère.
Prof de français langue étrangère, Sai Beaucamp de Castro Henriques revient sur sa propre double nationalité : française née à Lisbonne de mère française et de père portugais. Comment expliquer sa propre inquiétude aux femmes migrantes qu’elle va retrouver en cours lundi 8 juillet, lendemain d’une élection décisive ?
Par Sai Beaucamp Castro de Henriques
Dans un village à quelques kilomètres du mien, dans les Yvelines, un père était chez son fils pour l’aider à élaguer les arbres de son jardin. Une scène dominicale de campagne classique. Ce père, un Portugais installé en France depuis des décennies, parle la langue de Pessoa avec son fils. Les voisins l’entendent, les voisins commentent puis commencent à parler fort et à se moquer de cette langue qui n’est pas la leur, puis de ce nom qui ne sonne pas comme ici. Pereira ?! Pereira ?! C’est quoi comme nom, ça ?
Ont-ils lu Pessoa, Pessanha, Eça de Queirós, José Saramago, António Lobo Antunes… ? Ont-ils jamais écouté Madredeus ? Vu un film de Manoel de Oliveira ? Que savent-ils de António de Oliveira Salazar et de son « Estado Novo[1] » qui a plongé le Portugal dans la plus longue dictature d’Europe ? Sans doute rien. Sinon, ils n’écouteraient pas que la violence qu’ils profèrent et que le RN ne cesse en toute impunité, à toute heure, de légitimer.
Cette anecdote que me raconte une amie me sidère, pire elle réveille en moi une vieille colère. Elle me rappelle ce jour de 1994 où j’ai reçu quelques semaines avant mes 18 ans une lettre de non renonciation à la nationalité française. Pasqua était alors ministre de l’Intérieur. Cette lettre a agi sur moi comme ces voisins, elle me criait dessus : Beaucamp de Castro Henriques ? C’est quoi comme nom, ça ? Je devais prouver que mes grands-parents maternels étaient bien nés sur le territoire français. Puisque j’étais née à Lisbonne, d’un père Portugais.
J’avais la chance d’avoir fait toute ma scolarité en France, de suivre des études de lettres françaises, d’avoir une mère Française, un toit français. Je côtoyais au Tribunal de Grande Instance de Paris des hommes et des femmes bien plus démunis que moi qui parlaient à peine le français et, ou ne le lisaient pas.
Sans doute cet épisode a-t-il si fortement questionné mon identité que j’ai voulu connaître davantage cette autre culture et cette autre langue que j’avais si peu côtoyées depuis mes trois ans et dont j’étais aussi l’héritière. Je les considérais miennes surtout à travers les blagues stupides que certains de mes camarades me glissaient en classe. Les Portugaises poilues, Linda de Suza, les gardiennes d’immeuble, les hommes maçons, le gentil peuple travailleur qui s’intègre bien, et le « s » invariablement prononcé « ch »… La proposition d’un conseiller Pôle Emploi pour un travail comme femme de ménage puis plus tard, l’accueil lors de mon admission à un poste d’enseignante de FLE en entreprises « Chez nous, on aime la diversité. », ont définitivement ancré en moi une répulsion pour les clichés et une aversion pour les préjugés, à commencer par les miens.
Après deux ans de démarches administratives, en 1998, le jour de gloire était arrivé, je devenais aux yeux du gouvernement une « binationale luso-descendante », une moitié étrangère à la patrie, dont je l’avais bien compris, je ne serai jamais tout à fait l’enfant.
Quand lundi prochain, je retrouverai les stagiaires de mon groupe de français langue étrangère et d’alphabétisation qui viennent du Sri Lanka, du Bénin, du Maroc, de Tunisie, d’Algérie, du Népal et d’Ukraine et à qui j’enseigne non seulement la langue de Molière mais aussi les valeurs de la République, j’espère ne pas devoir leur expliquer que les voix barbares qui s’élèvent contre les étrangers et leurs enfants « binationaux », ont gagné.
S. B.-C.-H.
[1] L’État Nouveau, deuxième République du Portugal