Le César des lycéens 2020 attribué à « Hors normes », d’Olivier Nakache et Éric Toledano
Après les 4 313 professionnels de la profession, c’était au tour des lycéens de remettre leur César la semaine dernière. Et pour la deuxième édition du prix, organisé conjointement par le ministère de l’Éducation nationale et l’Académie des arts et techniques du cinéma, le jeune corps électoral, réunissant 1 689 élèves de terminale issus de 78 classes de lycées généraux, technologiques et professionnels, a attribué sa récompense à Hors normes, la comédie sociale réalisée par Olivier Nakache et Éric Toledano.
Pour mémoire, le premier « César des lycéens » est revenu en 2019 à Jusqu’à la garde de Xavier Legrand.
La cérémonie du prix s’est tenue mercredi 11 mars, au Ministère, en présence d’une petite délégation d’élèves votants (pour cause de coronavirus), de quelques acteurs et des deux réalisateurs dont le film sort également ces jours-ci en DVD et VOD.
Entièrement calquées sur le calendrier de l’Académie, les projections lycéennes se sont, quant à elles, déroulées du 3 au 28 février. Elles ont eu lieu sur l’ensemble du territoire métropolitain, en Angleterre et à Mayotte, et ont permis aux élèves et à leurs professeurs-référents inscrits au dispositif de visionner les sept longs-métrages en lice pour le César du meilleur film. Soit, en sus de Hors normes, Grâce à Dieu de François Ozon, Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, La Belle Époque de Nicolas Bedos, Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin, Les Misérables de Ladj Ly et J’accuse de Roman Polanski.
Un film humaniste
En récompensant Hors normes, les lycéens ont exprimé leur sensibilité à l’égard du message humaniste porté par le film, dont le titre annonce l’idée de rebut, de disqualification, de mise à l’écart du cadre de la « normalité » : ici des individus – jeunes autistes (enfants, adolescents, ou moins jeunes, d’ailleurs) – auxquels la société n’accorde aucun espace, excepté celui de la claustration physique et/ou médicamenteuse. Le sujet est lourd (à l’image de certains cas dans le film), son traitement léger, sans pathos, et dans l’ensemble humoristique. Un humour de bon aloi au service de dialogues soignés, et en contrepoint d’une tension dramatique soutenue par la vivacité de la mise en scène et le montage des images. La caméra portée, cadre serré, épouse ici des trajectoires de vie et d’urgence, engagées au plus près du terrain, des êtres, de la souffrance, de l’exclusion.
Le septième long-métrage des deux réalisateurs (inséparables depuis leurs premiers courts-métrages dans les années 1990) s’appuie sur des faits réels et un solide travail de documentation mené pendant deux ans auprès d’associations telles que « Le silence des Justes » de Stéphane Benhamou et « Relais Île-de-France » de Daoud Tatou (apparaissant tous deux à l’écran lors du générique de fin).
Offrir une place
Le film mêle acteurs professionnels et amateurs, faux et vrais autistes, et porte un regard sur le rôle joué par les travailleurs associatifs davantage que sur la maladie elle-même. Deux personnages en portent les valeurs, Bruno (Vincent Cassel) et Malik (Reda Kateb), un juif et un musulman, à la tête de leur association respective, « La voix des Justes » et « Escale insertion ». Composant avec de faibles moyens, les deux amis prennent quotidiennement en charge des cas d’autisme sévère, capables de violences sidérantes contre eux-mêmes et les autres (coups, morsures, griffures, scalps, etc.).
Bruno s’appuie sur des éducateurs spécialisés ; Malik forme des jeunes de banlieue, élevés souvent dans la violence et dépourvus de repères, à devenir les référents des adolescents malades, à leur apporter douceur et apaisement, et ce faisant, à apprendre et à trouver eux-mêmes un cadre au milieu de leur travail. Ensemble, ils sortent à la patinoire, font de la cuisine, du poney, inventent des thérapies, trouvent des solutions.
Or, bien que les deux hommes remplissent des missions d’une évidente utilité publique (les handicapés dont ils s’occupent ne trouvent de place dans aucune structure d’accueil, forçant près d’une mère sur deux à réduire ou cesser son emploi), Bruno doit « encore » affronter l’enquête de deux inspecteurs de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales), sous tutelle du ministère des Solidarités et de la Santé. Son association, elle aussi hors normes (n’obéissant pas à la législation en vigueur), est menacée de fermeture. Les deux fonctionnaires, bien que porteurs d’aucune alternative, refusent de l’agréer. Agents de l’État, du paradoxe, de la sanction et de la moindre humanité, ils s’opposent en tout point à Bruno, rassurant et d’humeur constante, pour qui il y a toujours une solution.
Comme son collègue et alter ego Malik, toujours tempéré dans ses réactions face à ses jeunes des zones périphériques qu’il s’efforce de réinsérer, et auxquels il tente de donner un sens, des codes, des règles de conduite. Une place dans la société. Dans tous les cas, Malik et Bruno doivent se réinventer tous les jours, et être capables d’improvisation et d’énergie constante. D’une attention, d’une générosité, d’une affection de chaque instant.
De la nécessité du choix des mots
On passera sur la représentation manichéenne du réel à l’épreuve des bonnes intentions des cinéastes. Leur film s’attaque aux murs invisibles qui divisent la société, qui enferment et rejettent. Tous les protagonistes travaillent de conserve, dans un bel élan de solidarité collective par-delà leurs différences culturelles et religieuses. Les communautés juive (hassidique), musulmane et africaine forment ici un groupe soudé au service d’une cohésion sociale qui rapproche les êtres. Ensemble, elles créent du lien entre les individus, et leur donnent les moyens de communiquer, d’élaborer un échange, de trouver les mots pour se parler, dialoguer, verbaliser les émotions, définir idées et sentiments.
La question du langage est au cœur du dispositif de Hors normes. Le maîtriser, explique Malik à ses jeunes de banlieue, permet d’être entendu et compris des autistes dont ils ont la charge. Le mot juste est un outil essentiel à leur acte de transmission, à l’instauration d’une relation de confiance, un moyen de voir s’ouvrir l’altérité à laquelle ils sont confrontés. L’absence de vocabulaire, explique encore Malik à Dylan qu’une orthophoniste prend pour un autiste, est un vecteur d’exclusion, de stigmatisation. La bon usage des mots permet, à l’inverse, de s’intégrer, d’habiter le monde, de rendre compte de la réalité et de l’expérience vécue. « J’ai besoin de votre compétence de terrain, demande Malik à son équipe d’aspirants-éducateurs, mais aussi que vous appreniez à la traduire avec des mots ! »
L’aptitude au langage révèle la richesse de l’être et le tient à distance de la bestialité de la violence. Dans les moments de tension, Malik exige de ses jeunes apprentis qu’ils s’expliquent, qu’ils traduisent avec soin leur agressivité. Dépositaire avec son ami Bruno des enjeux de tolérance et de fraternité du film, Malik les invite à « kiffer » la richesse de la langue et à en faire l’outil de leur émancipation, le moyen de conquérir leur propre espace de liberté.
Leçon pour un ministre
Enfin, il n’est pas peu cocasse que le film que les lycéens ont choisi d’honorer de leur César mette à la fois en scène des travailleurs associatifs (et accompagnants) affichant des signes ostensibles de religion (kippa, voile) et pointe les faiblesses du système éducatif en matière de prise en charge des enfants et élèves autistes.
Quelque 8 000 d’entre eux sont cette année sans classe, et pour certains, contraints au voyage en Belgique pour être scolarisés… Nul doute que Jean-Michel Blanquer aura été sensible à la leçon du film, et qu’il aura eu à cœur d’avancer quelques nouvelles pistes de réformes, sinon d’offrir quelques solutions aux malades et à leurs parents, lors de son cérémonieux discours entourant la remise du prix.
Philippe Leclercq
• Le César des lycéens, par Philippe Leclarcq.
• Le César des lycéens sur Eduscol.