« Calpurnia », de Jacqueline Kelly, Prix Sorcières « Romans ado » : un roman de formation sur les traces de Darwin
Calpurnia, le roman de Jacqueline Kelly, The Evolution of Calpurnia Tate, est un très joli récit d’enfance qui joue sur la polysémie du mot « evolution », car s’il s’apparente effectivement à un roman de formation, il aborde aussi le thème de l’évolution darwinienne, centre d’intérêt des principaux personnages et marqueur idéologique, au même titre que les revendications féministes de l’héroïne qui, au seuil du XXe siècle, souffre du carcan dans lequel on cherche à l’emprisonner.
Calpurnia est donc un roman susceptible d’offrir au professeur de troisième de judicieuses pistes de réflexion, qu’il s’agisse d’aborder le nébuleux «récit d’enfance et d’adolescence », entré dans les programmes en 2008, ou d’alimenter des sujets d’argumentation sur la condition féminine, l’éducation ou l’évolution.
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Un récit d’enfance
Le roman de Jacqueline Kelly est un récit d’enfance qui adopte une forme autobiographique puisqu’il s’agit d’un récit rétrospectif à la première personne. La première phrase situe l’action : « En 1899, nous avions appris à maîtriser l’obscurité, mais pas la chaleur du Texas. » Elle dissimule le « je » au sein d’un « nous » désignant l’humanité dans laquelle s’inscrit la narratrice en tant qu’actrice de cette aventure qu’est la conquête du progrès.
Le roman retrace juste quelques mois – mais quelques mois décisifs – dans l’enfance de Calpurnia, puisqu’il commence par les événements de l’été 1899 pour s’achever sur une nouvelle année qui ouvre aussi un nouveau siècle, le 1er janvier 1900.
Un peu à la manière des Quatre Filles du pasteur March, il se compose d’une succession d’anecdotes mettant en scène des membres de la famille. Le chapitre I, par exemple, rapporte les infortunes de l’héroïne auprès de la bibliothécaire de la petite ville de Fentress. Le chapitre VII est centré sur les déconvenues de Harry, le frère préféré de Calpurnia, rejeté par son éphémère prétendante, l’horrible miss Goodacre.
Cette première tentative d’union matrimoniale sera l’occasion pour Calpurnia de clamer son attachement à l’enfance : tout comme Jo, dans le roman de Louisa May Alcott, qui refuse le mariage de son aînée, Calpurnia considère sa future possible belle-sœur comme la « destructrice du bonheur familial ». Cet attachement à l’enfance, malgré la discrimination dont elle est l’objet au sein d’une famille de six frères, fait d’elle un narrateur particulièrement qualifié.
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La connaissance et le progrès
Au cours de ces quelques mois de l’année 1899, Calpurnia fait la connaissance d’un grand-père jusqu’alors inaccessible, une personnalité à la fois redoutée et drolatique, tenue en estime par toute la famille, mais dont le goût pour la science passe pour une sorte de lubie incompréhensible.
Ce grand-père incarne le savoir et, en dépit d’un engagement dans l’armée sudiste évoqué lors d’une conversation avec sa petite-fille (pp. 63-73), c’est un progressiste : à maintes reprises, il déplore l’éducation réservée aux filles et, jadis à la tête de la plantation de coton familiale, il y proscrivit l’usage des houes à manche court, trop éprouvantes pour les travailleurs. C’est avec ce grand-père que Calpurnia découvre une nouvelle plante, une vesce mutante à laquelle les deux héros vont rêver de donner leur nom, unis dans une quête de progrès et de reconnaissance sous la figure tutélaire de Charles Darwin.
Ainsi, chaque chapitre du livre a pour épigraphe une phrase extraite de De l’origine des espèces. Exemple, chapitre II : « Les lois qui régissent l’hérédité sont pour la plupart inconnues ; personne ne peut dire pourquoi… certains caractères du grand-père réapparaissent chez l’enfant... » Il s’agit du chapitre dans lequel son grand-père comprend que seule Calpurnia a hérité de son amour pour les sciences.
Darwin et les idées évolutionnistes symbolisent ici le combat contre l’obscurantisme. Calpurnia aura l’heureuse surprise de dénicher De l’origine des espèces dans la bibliothèque du vieil homme, qui fut l’un des correspondants de Darwin. Il ne sera d’ailleurs pas peu fier d’exhiber les lettres de ce dernier sous les yeux ébahis de sa petite-fille (p. 147). Mais, s’il lui prête l’ouvrage de bon cœur, la bibliothécaire de la ville, elle, refuse (pp. 27-28), car les idées du naturaliste suscitent la polémique.
En cette veille de XXe siècle, les évolutions techniques se font de plus en plus présentes : le ventilateur, le microscope, le téléphone, l’automobile font leur apparition. Pourtant, la société texane, rurale, archaïque, reste fermée à toute forme de progrès. La ségrégation raciale s’y pratique toujours : le personnage de Viola, la fidèle quarteronne attachée à la famille, en fait les frais (pp. 77-78) et, lors des fêtes de Noël, la jeune femme doit assister à l’office dans l’église des Noirs.
De la même manière, les femmes se voient refuser l’accès au savoir. Mais, à l’image de la vesce découverte par Calpurnia et son grand-père, notre héroïne est une mutante qui semble devoir échapper à son destin.
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La condition féminine
La question de l’éducation des femmes parcourt le livre : en 1899, les petites Texanes sont censées savoir cuisiner, coudre, repriser et, dans le milieu bourgeois auquel appartient Calpurnia, il est de bon ton de savoir aussi chanter et jouer du piano. « Mon Dieu ! s’écrie le grand-père lorsqu’il aborde pour la première fois la question avec sa petite-fille, c’est encore pire que ce que je pensais » (p. 48).
Élevée parmi six garçons, Calpurnia constate avec dépit que l’on exige plus d’elle que de ses frères. Leur mère comprend que l’institutrice mette les garçons au coin, mais dès lors qu’il s’agit de Calpurnia, c’est « une tache sur le nom de [la] famille » (p. 216).
Pendant la récolte du coton, les garçons sont rétribués, mais Calpurnia, qui doit garder des enfants toute la journée, ne l’est pas. Lamar, l’un de ses aînés, bien représentatif de la tradition machiste, résume les choses ainsi : « Les filles ne sont pas payées […]. Les filles ne peuvent même pas voter. On ne les paie pas. Les filles restent à la maison » (p. 295). Dans cette société, les femmes qui gagnent leur vie et peuvent afficher une certaine indépendance sont l’exception : il y a l’institutrice et l’opératrice chargée d’établir les communications téléphoniques. Toutes deux sont des modèles pour Calpurnia, qui montre si peu de goût pour les travaux domestiques que sa mère se demande ce qu’elle va pouvoir faire d’elle.
Elle l’oblige à tricoter des chaussettes, à broder, à cuisiner, mais sa fille ne s’enthousiasme que pour les découvertes faites, dans l’émerveillement, en compagnie de son grand-père. « J’étais censée consacrer ma vie à une maison, un mari, des enfants. […] Ma vie était confisquée » (p. 324), constate amèrement l’héroïne qui en vient, non sans lucidité, à considérer son éducation comme un broyage semblable à la « roue du moulin domestique ». La jeune fille sombre dans un découragement tel qu’elle s’interroge sur la possibilité même, pour une femme, d’effectuer des études. C’est son grand-père qui la rassurera (p. 377), en évoquant les exemples de Marie Curie (physicienne), Martha Maxwell (naturaliste), Mary Anning (paléontologue), autant de femmes qui auront marqué l’histoire des sciences.
Le roman offre un dénouement ouvert. Au matin du 1er janvier 1900, Calpurnia découvre un paysage inconnu. Il a neigé pendant la nuit : « C’était le premier matin du premier jour du nouveau siècle. La neige recouvrait le sol. Tout était possible » (p. 492). À l’étouffement que suggérait l’incipit répond cette métamorphose du paysage qui est aussi l’annonce d’un nouveau monde.
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Sujet de brevet possible
De « Et moi, quels furent mes cadeaux ? » (p. 445) jusqu’à la fin du chapitre (p. 448) : le jour de Noël, l’héroïne déballe ses cadeaux et a la surprise de découvrir un énorme livre dont le titre commence par le mot « science », mais la déconvenue suit la lecture du titre complet : La Science de la tenue du ménage.
On pourra, par un questionnaire adapté, faire ressortir les problématiques essentielles du roman: l’injustice de la condition féminine, la dimension coercitive de la famille ; on pourra aussi faire analyser l’expression de la déception.
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Sujets d’expression
Récit : Réécrivez la scène en imaginant que le titre du livre soit Sciences de la vie et de l’univers.
Argumentation : La révolte de Calpurnia vous semble-t-elle justifiée ? Développez votre argumentation en l’illustrant d’exemples précis.
Stéphane Labbe
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• Voir sur ce site « Calpurnia et Travis », de Jacqueline Kelly, deuxième tome des aventures de Calpurnia Tate, par Stéphane Labbe.
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Lectures cursives
Les quelques lectures cursives indiquées ci-dessous peuvent autoriser de fructueuses comparaisons.
• Récits d’enfances américaines
Louisa May M. ALCOTT, Les Quatre Filles du pasteur March, « Classiques abrégés », l’école des loisirs, 2009 ;
Truman CAPOTE, Les Domaines hantés, « L’Imaginaire », Gallimard, 1985 ;
Harper LEE, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Le Livre de Poche, 2006 ;
Carson McCULLERS, Frankie Addams, Le Livre de Poche, 1990 ;
Mark TWAIN, Tom Sawyer, Flammarion, 2014 (le roman sert d’arrière-plan intertextuel au chapitre XV de Calpurnia) ;
Richard WRIGHT, Black Boy, « Folio », Gallimard, 1974.
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• Sur Charles Darwin
Peter SÍS, L’Arbre de la vie : Charles Darwin, Grasset Jeunesse, 2009.
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• Sur la condition féminine
Charlotte BRONTË, Jane Eyre, « Classiques abrégés », l’école des loisirs, 2008
Gail CARSON LEVINE, Ella l’ensorcelée, « Neuf », l’école des loisirs, 1999 ;
Marie DESPLECHIN, Satin grenadine, « Médium », l’école des loisirs, 2004 ;
Marie GOUDOT, Puellae, « Médium », l’école des loisirs, 2006.