Bonnard, Pierre et Marthe, de Martin Provost :
leur bohème
Par Philippe Leclercq, critique
Dans ce classique en costumes sur le peintre et son épouse, le réalisateur de Séraphine remonte au geste créateur depuis le portrait et l’attention à l’environnement immédiat.
Par Philippe Leclercq, critique
Le « biopic » pictural n’est pas un genre aisé. Difficile, en effet, d’accéder aux mystères d’un art qui, pour être puissamment photogénique, se dérobe souvent à l’exercice du cinéma. Il est, certes, plus commode de montrer l’artiste devant son chevalet, le pinceau à la main, occupé à étaler quelques couleurs sur sa toile, que d’interroger le parcours mental et sensoriel qui conduit au geste créateur. Outre Le Mystère Picasso, célébrissime documentaire d’Henri-Georges Clouzot (1956), quelques fictions ont cependant tenu leurs promesses, à l’image du Van Gogh, de Maurice Pialat (1991), de La Belle Noiseuse, de Jacques Rivette (1991), de La Jeune Fille à la perle, de Peter Webber (2003) ou encore de Mr Turner, de Mike Leigh (2014) et Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma (2019).
De modèle à épouse
Déjà auteur, pour sa part, du bouleversant Séraphine en 2008 – sur l’artiste peintre Séraphine de Senlis (interprétation mémorable de Yolande Moreau dans le rôle-titre) –, le réalisateur Martin Provost s’est intéressé cette fois à la double figure du peintre Pierre Bonnard (1867-1947) et de son épouse Marthe (1869-1942). Or, moins que la vie du célèbre coloriste français, c’est l’influence que sa compagne exerça sur la construction de l’œuvre de l’artiste, qui a orienté l’écriture de son film.
Avec cette femme énigmatique, qui se fait d’abord passer pour une aristocrate (Marthe dite « de Méligny »), fuyant les mondanités et les amis du peintre, Martin Provost poursuit son cinéma de réhabilitation des femmes artistes et inspiratrices des hommes, loin des muses passives et effacées auxquelles cinéma et littérature nous ont habitués. La Marthe que le cinéaste nous donne à voir est une forte tête, effrontée et impudique, cependant gênée par sa basse extraction autant que par ses violentes crises d’asthme.
L’histoire démarre en 1893. Pierre et Marthe se sont rencontrés dans la rue. Subjugué par sa grâce et sa beauté discrète, il lui demande de poser pour lui. Dès lors, ils ne se quitteront plus, à l’exception notable d’une parenthèse romaine (une toquade du peintre pour l’un de ses modèles, Renée, étudiante aux Beaux-Arts). Après une première vie à Paris, le couple part s’installer à la campagne, sur les rives d’un bras de la Seine, non loin de Giverny où réside le vieux Claude Monet (André Marcon). Lequel, de quelques coups de rame avec son épouse Alice ou accompagné du peintre Édouard Vuillard (Grégoire Leprince-Ringuet), leur rend parfois visite en barque pour quelque déjeuner presque sur l’herbe. L’art est dans la nature. L’eau, l’herbe, la lumière, les couleurs – les nénuphars – sont des éléments d’étude pour les artistes. Ils servent ici de cadre au cinéma de Provost qui en souligne la sensualité. Là, dans leur « roulotte », comme le peintre aime à appeler leur maison située près de Vernon (Eure), Pierre et Marthe vont vivre des jours heureux, en dépit des disputes, des chagrins et des infidélités de l’artiste. Là, ils laisseront s’épanouir un amour puissant, charnel, rieur et sans enfant, avant de trouver un ultime refuge dans le sud de la France, au Cannet où ils passeront une tendre vieillesse avant de s’éteindre.
Vie d’artiste et art de vivre
D’abord un brin académique, pédagogique même, le scénario de Bonnard, Pierre et Marthe se bonifie à mesure que les personnages vieillissent. Il offre une formidable galerie de portraits, des Nabis, premiers compagnons d’aventures picturales de Bonnard, à la pianiste Misia Sert (Anouk Grinberg), fantasque figure mondaine qui fédéra le Tout-Paris artistique de l’époque. À la manière impressionniste de peindre, le cinéaste décrit la vie des Bonnard par petites touches – une vie douce, belle, lumineuse où chacun trouve progressivement sa place, à bonne distance de l’autre et dans le respect de son jardin intime et personnel. Entre les deux époux tardifs (ils se marièrent en 1925), l’existence est un constant jeu d’équilibre et d’échange, un espace de sensibilité où se déploie un tranquille rapport d’influences mutuelles. Marthe, qui occupera plus du tiers des toiles de Pierre, se mettra elle-même à la peinture, cultivant un certain style naïf, qu’elle exposera même. La maison normande est leur point d’ancrage. En l’habitant pendant plus de dix ans, le couple y a construit une forme d’art de vivre que le film célèbre avec réussite, émotion et délicatesse.
P. L.
Bonnard, Pierre et Marthe, film français (2h02) réalisé par Martin Provost, avec Cécile de France, Vincent Macaigne, Stacy Martin. En salles.
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