"Avoir un corps", de Brigitte Giraud
À la toute fin de son récit, Brigitte Giraud évoque le travail mené avec Bernadette Gaillard, chorégraphe. Avoir un corps est le résultat de nombreux échanges entre les deux artistes.
On ne saurait parler davantage du corps que par la danse et le mouvement dans l’espace et la première caractéristique de l’écriture, telle que la pratique Brigitte Giraud, c’est l’action donnée par les verbes.
Ils sont là, au présent, comme un flux ininterrompu, comme ils étaient là, dans J’apprends, récit proche de celui-ci puisqu’il mettait en scène la narratrice qui entre dans le monde avec candeur, envie voire enthousiasme, avant d’apprendre le silence, le mensonge et ce qui est caché.
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L’expérience de la maladie…
Peu de choses sont cachées dans Avoir un corps. L’une des spécificités du corps par lequel la narratrice appréhende tout, c’est au contraire de tout montrer, à commencer par la fièvre, le mal, la maladie. Et c’est des plaques rouges que tout commence dans ce récit. L’enfant est malade ; les parents ne savent pas comment la soigner de façon efficace. La petite fille ignore encore ses limites : « Au commencement je ne sais pas que j’ai un corps. Que mon corps et moi on ne se quittera jamais. Je ne sais pas que je suis une fille et je ne vois pas le rapport entre les deux. » Il en ira de tous les corps, le sien, celui du « garçon » tant aimé et perdu, celui de leur fils Yoto, tout au long de ce récit qui décrit une trajectoire entre enfance et âge adulte.
Avoir un corps est d’abord appréhender le monde physique. La narratrice aime marcher pieds nus sur la plage malgré le danger que représentent les vives. Elle supporte mal les « accessoires », skis et autres patins à glace ou à roulettes, qui provoquent le déséquilibre. Son corps est docile, très simples dans son quotidien : elle n’a aucune prévention alimentaire et les petites maladies disparaissent comme elles sont apparues même si, adulte, un grain de beauté qui s’agrandit suscite l’inquiétude.
…et celle du trouble
Le trouble existe pourtant, qui tient à certains jeux, à des rencontres étranges. Un jour, son frère l’attache avec les menottes que le père utilise comme policier et se détacher est difficile. Plus gênante, la visite à un médecin qui l’ausculte torse nue, portant le panty qui était alors à la mode. Si la venue des règles lui apprend les chiffres, un livre qu’on lui offre sur la naissance est des plus opaques sur ce qui permet de concevoir des enfants.
L’époque aussi, est curieuse. Elle est sans réelle prévention, sans crainte face à un avenir que nous connaissons. Les Gauloises sans filtre n’inquiètent pas, on mange des fruits de mer ramassés sur les plages et on ne se protège pas contre les rayons du soleil. Un peu plus tard, la narratrice vivra son premier amour avant le sida, avant la généralisation du divorce, avant que le généraliste ne donne réponse à tout, sans forcément distinguer crise de foie et crise d’angoisse.
Ce sens du temps qui a passé, des marques qu’il a laissées rappelle par certains côtés Les Années d’Annie Ernaux, même si l’écriture des deux romancières est bien différente. L’Histoire et son flux sont présents derrière l’expérience intime dont nous suivons le fil.
« La mort, c’est d’abord un corps qui disparaît »
Ce fil mène la narratrice à travers les années, avec « le garçon » […] que je ne parviens toujours pas à appeler un homme bien qu’il soit père ». Ce garçon jamais nommé est son compagnon depuis l’adolescence. Il aime la moto, mais n’en est pas la première victime. C’est la narratrice, un jour qu’ils sont en balade dans la montagne avec des amis, qui a le premier accident. Elle s’en sort sans trop de souci.
Des années plus tard, c’est lui qui est frappé : « la mort, c’est d’abord un corps qui disparaît », écrit-elle quand il meurt. Cette perte faisait le sujet d’un court récit, À présent, récit dense et pudique, sans pathos. Il disparaît, elle s’absente à elle-même, est « coupée de [s]es sens », poursuit des gestes mécaniques, cherche les coins dans les cafés, refuse de voir quiconque chercherait d’expliquer, de soulager. À cet état fait écho celui de son père, qui s’amaigrit, perd de sa force et de son énergie, s’absente lui aussi du monde. Dans le quartier qu’il habite, il ne peut plus sortir ; la violence surgit pour un rien, une tondeuse qui fait du bruit, des affaires de voisinage. Comme pour le corps, vivant, mobile, tout fait symptôme dans la ville.
L’universel quotidien
On aime un livre qu’on écrit avec les yeux sur la page, qu’on recrée pour soi-même. C’est l’effet que provoque Avoir un corps. Chacun de nous a le sien, avec ses frontières, ses règles, ses interdits, ses goûts et dégoûts. Et chacun de nous vit l’expérience de l’autre corps, de l’autre peau – la peau sous la peau – comme l’écrit la narratrice.
Le manque aussi passe par le corps, le manque de l’autre corps, puisqu’avoir un corps, c’est parfois toucher et parfois prendre sa distance, comme le fait la mère avec son bébé, ou l’enfant avec sa mère. C’est tout cela que raconte le récit de Brigitte Giraud. L’universel quotidien.
Norbert Czarny
• Brigitte Giraud, “Avoir un corps”, Stock, 240 p.