"Ave, César !", de Joel et Ethan Coen, parodie des genres cinématographiques
Joel et Ethan Coen ne se contentent pas d’être deux têtes pour chaque film, le tandem a également deux univers et cultive deux genres très différents. Les films sérieux, intimistes, aux scénarios sobres et même minimalistes, que ce soient des confessions autobiographiques comme A Serious Man, portrait ému de leur père, des récits presque tragiques comme Inside Llewyn Davis, sur la dure condition de l’artiste, ou des thrillers comme No Country for Old Men, adapté du roman éponyme de Cormac McCarthy, face à face d’un cowboy et d’un tueur psychopathe et cynique.
Mais ce sont les films dans lesquels on trouve un habile mélange de comique de situation et de poésie visuelle, comme Fargo ou O‘Brother, ou les films burlesques, regorgeant d’idées absurdes et décalées, qui les ont révélés, avec leurs personnages hauts en couleurs, loufoques et formidablement démesurés comme The big Lebowsky ou Burn After Reading.
Au cœur de la mythologie d’Hollywood
Avec Ave César, on est dans ce dernier cas de figure. Redonnant vie au monde des studios hollywoodiens des années 1950 qu’ils avaient peints avec finesse dans Barton Fink (Palme d’or à Cannes en 1991), les frères Coen racontent, avec ce film parodique tourné on location dans les studios Warner Bros, la vie mouvementée d’un producteur et patron de studio – un fixer – dépassé par les événements, entre ses obligations et tracas quotidiens, le tournage en cours de quelques films et le kidnapping de sa star principale.
Un narrateur scande les rebondissements de cette intrigue-prétexte de thriller, que les frères s’amusent à entrelarder de morceaux de bravoure : le faste clinquant de la reconstitution historique à la Cecil B. De Mille et les trémolos de la déclaration de foi du centurion – à qui échappe justement ce mot-clé, des séquences de films imaginaires, des incursions sur les tournages les plus divers : western au lasso, comédie musicale à la Minnelli, ballet nautique à la Busby Berkeley avec une Esther Williams de pacotille interprétée par Scarlett Johansson, drame psychologique ampoulé. Ces souvenirs flamboyants ont créé la mythologie d’Hollywood pour les cinéphiles du monde entier. Les Coen sont de grands cinéphiles et leur évocation de ces emblèmes d’un passé révolu est à la fois jubilatoire et nostalgique.
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Une parodie de “Ben Hur”
Comme beaucoup de films sur Hollywood, Ave César révèle les dessous triviaux et les secrets des tournages, la mécanique économique complexe qui est derrière les sunlights, cachée par les paillettes. Le film nous introduit dans les coulisses avec toute une panoplie de situations dérisoires et absurdes qui vont jusqu’au burlesque le plus outrancier. Car ce pastiche use et abuse des codes des genres cinématographiques de l’époque.
Le péplum en particulier fournit une référence générique à double valence, à la fois film culte et cinéma bis au kitsch constitutif et nécessaire pour un énième film sur la vie de Jésus. Difficile de cultiver et de détourner en même temps un tel ensemble de conventions. C’est exactement le genre de défi qui plaît aux deux frères, attachés ici – assez laborieusement il faut le dire – à parodier Ben Hur, à créer des parallèles entre l’histoire de Jésus opérant des conversions romaines au christianisme naissant et l’influence secrète des communistes combattue par le maccarthisme qui sévit alors aux États-Unis.
Le film est à plusieurs niveaux de parodie : celle de l’intrigue policière proprement dite: la disparition d’une vedette, Baird Whitlock, interprétée par George Clooney ; l’univers fictif du péplum dans lequel il joue le rôle d’un centurion romain gagné par la foi, cette Palestine que personne ne prend au sérieux sous Tibère ; enfin, le contexte plus large et plus politique de l’opposition entre le bloc communiste et le monde capitaliste symbolisé par le mécanisme des studios dont le patron, Eddie Mannix – alias Josh Brolin – exerce une autorité absolue sur ses stars ; car rien ne doit ternir leur image, ni l’enfant caché de l’une, ni les tendances sodomites et alcooliques des autres, ni le QI plancher du jeune premier.
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Une usine à rêves
C’est bien d’image qu’il s’agit, à tous les niveaux. Et de parts de marché. La scène si vraisemblable de la consultation des autorités religieuses à qui on demande leur feu vert est claire : il y a beaucoup d’argent en jeu et on ne peut se permettre de perdre la moindre parcelle d’audience.
Mais le film montre aussi que l’argent n’est pas tout en rendant justice à la mise en scène qui crée cette illusion de réalité capable d’emporter l’adhésion. Le paternalisme cynique du patron trouve dans ce but sa justification ; face aux fantoches qu’il dirige de main de maître, il est le héros ambigu de cette histoire, qui fait taire les râleurs, va chaque jour à confesse soulager sa conscience et défend avec honnêteté son métier et le travail des studios, ces grandes machines qui font vraiment d’Hollywood l’usine à rêves.
La satire est omniprésente dans le second, troisième ou quatrième degré, mais ces décalages sont surlignés par de si grossières plaisanteries et des effets tellement “hénaurmes” que paradoxalement on rit peu devant une telle superposition et un dosage de comique et de sérieux délibérément aussi peu subtil.
Les personnages caricaturaux sont des marionnettes entre les mains du metteur en scène et du patron. Et des automates aux gestes aussi prévisibles que ceux du cow boy dont on veut faire un héros romantique mais qui ne sait que jouer de son lasso (l’une des séquences les plus réussies).
Cette abdication de leur volonté est le sujet même du film, qui veut montrer qu’un studio est une synergie complexe, la fusion de toutes les personnalités au seul profit du produit fini qu’est le film. Mais, en même temps, c’est peut-être là qu’est le problème : la distance critique est telle qu’aucun personnage ne court le moindre risque qui pourrait créer une identification des spectateurs. Le faux thriller ne fait pas peur, l’acteur kidnappé devient l’ami de ses ravisseurs et tout baigne dans un consensus fade et un élan vite essoufflé qui est loin d’égaler la subtilité de Barton Fink ou de Fargo, car leurs héros nous ont touchés malgré la parodie.
Quant aux acteurs de cette brillante distribution – Channing Tatum, Ralph Fiennes, Tilda Swinton, Frances McDormand, Alden Ehrenreich ou Jonah Hill qui font de plus ou moins brèves apparitions – c’est avec un plaisir fou qu’ils se prêtent à l’autodérision, mettant justement en jeu avec fair play leur sacro-sainte image.
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Personnellement, je préfère la veine douce-amère des frères Coen ou la virtuosité dont ils ont fait preuve dans le scénario du Pont des espions, écrit pour Steven Spielberg. Ce superbe film sur la guerre froide qui mérite un Oscar et Ave César traitent tous deux de la propagande soviétique, l’un sur le mode sérieux et émotionnel, l’autre par une farce grotesque sur les milieux du cinéma comme émanation du système capitaliste. Et j’ai pu constater que ce comique débridé rend perplexes les nombreux spectateurs qui ont eu du mal à jubiler malgré toute leur bonne volonté.
Anne-Marie Baron
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Une version de “Ben-Hur”, de Lewis Wallace, accessible aux collégiens dans la collection “Classiques abrégés”, sera prochainement étudiée sur ce site.