"Asphalte", de Samuel Benchetrit
La banlieue ou le no man’s land
des solitudes
Samuel Benchetrit n’a jamais eu vocation à croiser le « champ large » pour reprendre une célèbre expression de Pierre Bourdieu. Ses films précédents comme Janis et John (2002), ultime prestation de Marie Trintignant ou encore J’ai toujours rêvé d’être un gangster (2007) lui ont ainsi valu davantage un succès d’estime qu’une ferveur populaire.
Cela n’empêche en rien cet artiste complet, auteur entre autres de Chroniques de l’asphalte, de poursuivre la creusée de son sillon singulier comme en témoigne son dernier opus filmographique inspiré d’une de ses propres nouvelles.
Asphalte ne déroge donc pas à la règle d’un cinéma atypique inspiré tout autant par les souvenirs d’enfance en banlieue que par le théâtre contemporain (un plan du film montre la première page du Retour d’Harold Pinter, 1964).
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La confrontation des solitudes
Le réalisateur choisit de planter sa caméra dans un décor a priori sans âme en prenant pour ainsi dire au mot l’étymologie de banlieue (le « lieu mis au ban »). Il met ainsi en scène trois rencontres en parallèle dont le seul dénominateur commun explicite demeure d’impliquer une barre d’immeuble proche de la démolition où le gris prédomine outrageusement.
Cela fait tout juste dix ans que deux jeunes dits de Cité (en l’occurrence Clichy-sous-bois) ont été électrocutés pour échapper à la BAC. Depuis lors, les médias ont fait de la banlieue l’un de leurs sujets de prédilection. Le cinéma ne s’est pas moins intéressé à ces zones dites de non-droit où rien en apparence au moins ne semble avoir changé depuis les descriptions qu’en donnait déjà Céline dans Voyage au bout de la nuit. Pour le meilleur si l’on pense à La Désintégration, de Philippe Faucon (2011), ou le pire – Les Kaïra, de Franck Gastambide (2012).
Samuel Benchetrit, quant à lui, opte davantage pour une ligne poétique que sociologique en délaissant, cela va sans dire, les effets faciles. Ce qu’il cherche à saisir en priorité ce sont ces ilots de solitude qui peuplent la zone : celle d’un adolescent (joué par le propre fils du réalisateur) confronté à l’absence parentale ; celle d’une mère « d’origine » qui souffre de la mise en rétention de son fils unique ; celle enfin d’un quidam mal dans sa chair trop épaisse devenu misanthrope par un profond dégoût de soi (voir la première scène jubilatoire du vote en faveur de la réfection de l’ascenseur).
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La magie du cinéma malgré tout…
À chacun de ces trois protagonistes incarnés respectivement par Jules Bencherit, Tassadit Mandi et Gustave Kerven, le réalisateur-scénariste-écrivain offre la possibilité d’une rencontre tout aussi miraculeuse qu’inopinée : non le quart d’heure de gloire espéré par Andy Wahrol, mais un authentique quart d’heure d’amour comme tout un chacun les recherche sans les espérer raisonnablement.
La rencontre entre le misanthrope et l’infirmière de nuit au visage brouillé par le désespoir d’une non-vie (Valeria Bruni-Tedeschi) demeure sans doute la plus attendue. On sera sans doute plus enthousiaste à l’égard des deux autres. En tout premier lieu, celle qui met aux prises cet adolescent en mal d’amour maternel et une comédienne vieillissante (Isabelle Huppert), délaissée par amant et producteur.
Toutefois, le spectateur a tout lieu d’être encore plus conquis par la vraie rencontre d’un autre type que lui offre Asphalte, en l’occurrence celle d’un astronaute de la NASA (joué par Michael Pitt) dont la chute programmée n’a pas atteint sa cible et une de ces mères-courage immigrées marquées par la force lyrique des souvenirs du bled.
Toute la force du propos de Samuel Bencherit se cristallise dans cette troisième rencontre : l’incommunicabilité linguistique, le grand écart entre les imaginaires. Et pourtant, de cette dissemblance fondamentale naît un « quart d’heure d’amitié » rarement filmé avec autant de subtilité au cinéma.
On se souvient alors du mot de Boileau – « le vrai peut quelquefois n’être point vraisemblable » – et l’on se dit que sans doute s’il y a quelque chose de surréaliste dans ce film, cela reste moins induit par ces rencontres improbables que par la réalité d’une barre au milieu des friches, la réalité de vies isolées, sans lien, comme atomisées.
Asphalte constitue par conséquent une lecture singulière de la banlieue en adoptant une perspective qui déconcerte autant qu’elle interroge. Cependant, derrière cette poétique de l’absurde qui pourrait avoir quelque chose de trop ostensiblement esthétique, affleure une présence émotionnelle liée à la mise en perspective du manque maternel que l’on a trop promptement cru pouvoir oblitérer.
Un de ces films mineurs aux accents majeurs qu’il convient donc d’avoir la curiosité d’aller voir.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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• Dans une perspective sociologique, voir : Trois livres pour lire les jeunes de banlieue, par Frédéric Palierne.
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