Annie Ernaux, une femme de l’être
L’autrice des Années et de La Place a été sacrée prix Nobel de littérature 2022. Une récompense bien méritée pour cette romancière qui a déclaré, fidèle à elle-même, que c’était une « grande responsabilité » qui l’engageait.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.
L’autrice des Années et de La Place a été sacrée prix Nobel de littérature 2022. Une récompense bien méritée pour cette romancière qui a déclaré, fidèle à elle-même, que c’était une « grande responsabilité » qui l’engageait.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université.
Parmi les romanciers français de la période ultracontemporaine, on aurait sans doute à distinguer « ceux » de l’imagination et « ceux » de l’imaginaire : Patrick Modiano, dernier prix Nobel français en 2014, consacrant, de fait, un « représentant » de la seconde catégorie. Annie Ernaux, que son roman, La Place (1983) a en quelque sorte instituée dans le champ littéraire en tant que prophétesse de la brièveté narrative, en est une autre incarnation, quoique d’une autre manière que celle de Patrick Modiano. Et c’est cette elle que les jurés du prix Nobel ont primée ce 6 octobre 2022.
Politique du roman court
Pour Annie Ernaux, née en 1940, originaire d’Yvetot en Normandie et installée à Cergy-Pontoise, ville nouvelle de la région parisienne, la question ouverte « D’où écrit-on ? » reste décisive. Elle qui considère les mots comme des choses « matérielles » ne saurait tirer sa prose du côté de l’abstraction en appréhendant les sujets humains comme virtuels. À ce titre, elle se défie de Paris, ville de paillettes et du hors réel, pour préférer les lieux où l’on rencontre les vraies gens. Déjà, dans son récit court, Passion simple (1992), n’avait-elle pas pleinement assumé « la honte » littéraire de représenter une scène d’hypermarché ? Ainsi, le « vrai lieu » apparaît tout à la fois dans son propos, celui d’où elle est partie (le commerce de ses parents) et celui qu’elle a trouvé de façon paradoxale (sa maison de banlieue) pour s’installer dans une écriture de soi qui ne souffre d’aucun péché d’égotisme.
L’imaginaire est une cicatrice
L’expression de l’écrivain québécois Hubert Aquin (1929-1977) semble aller comme un gant à Annie Ernaux, écorchée vive entre un père voué à l’acceptation de son déclassement socioculturel et une mère « araignée » tout à la fois oppressive et brutale aux heures de blâme de sa fille « unique ». Cette mère, catholique pratiquante et liseuse, quoique simplement une fois ses mains lavées, précise l’auteure dans Le vrai lieu, livre d’entretiens avec Michelle Porte, paru en 2014.
Cette ascendance bipolaire, dont l’œuvre tout entière atteste avec une précision clinique, aurait pu transformer l’auteure en tragédienne ou en faiseuse de sagas dramatiques. Rien n’en a été, ni dans Les Armoires vides (1974) où elle retrace la période qui a précédé son avortement, ni dans La Honte (1997), qui commence pourtant par cette phrase terrible : « Mon père a voulu tuer ma mère, un dimanche de juin, au début de l’après-midi. » Annie Ernaux a gardé de sa précoce observation de la clientèle qui venait s’approvisionner dans le « magasin général » de ses parents, un goût pour le silence du non-dit, de la honte et de la désespérance sociale. L’écriture, insiste Annie Ernaux dans Le vrai lieu, est un travail de sape. Elle consiste en effet, dans sa visée à la fois politique et éthique, à ôter à l’expression ses fioritures bourgeoises : en clair, « tout ce qui pèse ou qui pose », afin de trouver la bonne distance avec les gens ordinaires, soumis à la trivialité du quotidien.
L’autobiographie d’une génération de femmes
L’école, un terme à prendre au sens large : l’ancienne (et très temporaire) élève de l’École normale, la certifiée (voir l’incipit de La Place), puis l’agrégée de lettres en fait le sujet essentiel des Années, grand succès littéraire paru en 2008. Pour autant, elle n’a jamais jusqu’alors constitué le cœur de son œuvre, davantage un point de fuite. Dans Le vrai lieu, Annie Ernaux croise néanmoins à plusieurs reprises ce temps scolaire qui ne cesse de l’intriguer, notamment quand elle fait référence à ses années de professorat de lettres :
« Dire, avec une certaine légèreté, « tout le monde n’a pas les mêmes chances » et le vivre dans un cours de français, ça n’a rien à voir. On se demande sans arrêt pourquoi c’est ainsi, ce qu’il faudrait faire. »
Et si la classe de français représentait le vrai lieu, celui d’abord où la fille de commerçants normands a désappris son patois ; celui ensuite où elle s’est essayée à la transmission littéraire ?
Il s’avère pourtant, à la lecture de l’œuvre complète d’Annie Ernaux, surtitrée Écrire la vie lors de sa parution en 2011 dans la collection « Quarto », que la pression de l’écriture a été plus forte que celle d’enseigner. Sans doute car l’écriture reste un acte à remettre cent fois sur le métier afin d’aller toujours plus loin dans la pénétration lucide des plaies de la conscience. Il n’est pas possible de vivre sa mission à temps partiel. Serait-ce comme si, dans la métaphysique de l’écrivaine, il avait été plus important d’attester que de transmettre? Il n’empêche que le lieu scolaire demeure peut-être celui de la plus grande mise en danger et que, de fait, le possible de la littérature – pouvoir tout dire – a eu la vertu de rattraper l’impossible d’un enseignement universellement émancipateur : à la fin de La Place, la professeure de lettres croise par hasard une ancienne élève devenue caissière de supermarché.
Nulle compromission
Un Nobel de littérature consacre nécessairement une carrière d’écriture. Dans le cas d’Annie Ernaux, il oblige à revenir sur le parcours d’une autrice qui a toujours su tracer sa route sans compromission ni fuite. Ce dont elle témoigne sans ambiguïté quand elle répond au questionnaire que lui pose l’universitaire Alexandre Gefen dans son ouvrage, La Littérature est une affaire politique (L’Observatoire, 2022).
« Écrire est, à mes yeux, toujours, un acte politique au sens large : c’est donner une image du monde, des individus, c’est comme le disait Roland Barthes, choisir l’aire sociale où l’on inscrit son langage. Si je me tourne sur les textes que j’ai écrits, il est clair qu’ils portent une vision et une contestation de l’ordre social, d’une part, et de la condition des femmes d’autre part, souvent les deux ensembles. Mais ils sont nés d’émotions et de sentiments qu’il me fallait éclaircir dans une démarche de recherche de la réalité. C’est cette exigence qui prime toujours. Il n’y a pas de mot plus aberrant pour moi que celui de ‘‘ message ’’ en parlant de mes livres et même d’‘‘ engagement ’’ au sens traditionnel de l’après-guerre. Ce que j’engage dans un livre, c’est moi-même, ma vie, totalement. » (pp. 107-108)
A.S.
« Le rayonnement d’Annie Ernaux », Norbert Czarny, L’École des lettres, 4 juillet 2022.
Ernaux, sous la direction de Pierre-Louis Fort, « Cahier de l’Herne », mai 2022.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.