"André Malraux ou Les Métamorphoses de Saturne", d'Évelyne Lantonnet

Évelyne Lantonnet, "André Malraux ou Les Métamorphoses de Saturne"Au lecteur, bien informé ou profane, qui souhaiterait disposer d’une synthèse sûre et accessible permettant de connaître et de comprendre Malraux, de saisir toutes les facettes de l’homme, de rassembler les fils d’une œuvre déployée avec une extrême diversité, il faut recommander l’ouvrage d’Évelyne Lantonnet dont le titre à lui seul peut fournir une clé d’interprétation, André Malraux ou Les Métamorphoses de Saturne.
Les deux mots du second titre sont essentiels. « Métamorphose » d’abord, car l’idée de changement, de transformation, d’exploration de formes inédites est consubstantielle à l’œuvre de celui qui baptise un de ses essais les plus fameux, achevé en 1976, La Métamorphose des dieux. Dans sa vie comme dans son œuvre, Malraux incarne bien l’idée de métamorphose, ouvrant en permanence des portes nouvelles qui semblent contraires aux précédentes, cultivant une éthique de la surprise et une esthétique de l’innovation, expérimentant divers genres, formes, postures, refusant les étiquettes de convention.

Malraux est l’homme de la liberté, de l’indépendance, de la fantaisie : « L’écriture, écrit la commentatrice, ne se nourrit pas de la réalité, mais d’une réalité intérieure qui opère comme un filtre et s’avère capable de transformer ce qu’elle a perçu » (p. 16). De là un goût du désordre, de l’aventure, de l’affranchissement par rapport au temps, de la subversion des codes, tendance qui lui permet, parfois acrobatiquement, d’« assurer la maîtrise de l’œuvre, laquelle est aussi maîtrise du destin » (p. 173).

Francisco de Goya, "Saturne dévorant ses enfants", 1820-1823, musée du Prado, Madrid
Francisco de Goya, « Saturne dévorant ses enfants », 1820-1823, musée du Prado, Madrid

La référence à la figure de Saturne est encore plus importante. Parce qu’elle introduit la notion de mythe qu’on n’a pas assez soulignée chez l’auteur de L’Espoir. Pour un écrivain et penseur qui refuse le réel et conteste l’irréel, qui s’est formé par lui-même, dans les marges de la culture officielle, le mythe devient une voie originale d’accès à l’écriture et à la création. Qu’il les emprunte à la Grèce Antique ou à l’Inde, Malraux manifeste une fascination pour les mythes qui nourrissent l’œuvre, la transfigurent et lui confèrent une épaisseur particulière. Et parmi eux, celui de Saturne apparu explicitement dans le titre d’un livre : Saturne. Le Destin, l’Art et Goya.
Le Chronos des Grecs incarne en premier lieu l’idée de dévoration – et Goya, auquel Malraux s’intéresse de près, voire s’identifie, en a offert une saisissante représentation. En engloutissant ses propres enfants, c’est toute l‘humanité que le dieu absorbe, dans un acte saisi comme une métaphore de la condition humaine. Mais au-delà du geste meurtrier, du refus de la descendance, c’est le temps que souhaite annuler celui dont le nom évoque l’écoulement des jours. Image adaptée à l’écriture de Malraux qui « semble rebelle au Temps, à l’omniprésence et à l’omnipotence du Temps » (p. 113).
Le combat contre Saturne est, en définitive, celui qui oppose l’homme à la mort, à cet « irrémédiable », qui n’est autre chose qu’une soumission au Destin et que seule la création peut espérer contester. Deux artistes, que l’hispanité rapproche, ont tenté de soustraire l’homme à l’emprise du Temps, Goya et Picasso qui tous deux font l’objet de livres qu’Évelyne Lantonnet analyse brillamment dans ses deux derniers chapitres.
Mais, au préalable, l’universitaire, munie du sésame saturnien et servie par une parfaite connaissance de son auteur, aura parcouru l’ensemble de l’œuvre de Malraux, en commençant par les « écrits farfelus » pour nous mener jusqu’aux essais esthétiques, en passant, bien évidemment, par les romans et les textes autobiographiques. Pour chaque titre (et Malraux a beaucoup produit, six volumes dans la « Bibliothèque de la Pléiade »), elle propose des rappels génétiques, des pistes d’interprétation, des bilans thématiques, des élargissements psychologiques et rend, par la multiplicité des approches, la priorité à l’écriture, « dernière posture que Malraux adopte devant Saturne » (p. 147). Ce qui lui permet d’affirmer, avec prudence, qu’il serait « licite de penser que Malraux aurait aimé mourir le stylo à la main » (ibid.). N’est-ce pas l’espoir de tout écrivain que d’espérer, par ses œuvres, échapper à la monstrueuse figure d’un Chronos dévorateur ?

Yves Stalloni

• Évelyne Lantonnet, « André Malraux ou Les Métamorphoses de Saturne », L’Harmattan, « Espaces littéraires », 2017, 290 p.

Yves Stalloni
Yves Stalloni

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