« Amin », de Philippe Faucon
La question migratoire est au centre d’un nombre (hélas) croissant de documentaires et de fictions.
Welcome (Philippe Lioret, 2009), Fuocoammare (Gianfranco Rosi, 2016), L’autre côté de l’espoir (Aki Kaurismaki, 2017), Human Flow (Ai Weiwei, id.), Une saison en France (Mahamat-Saleh Haroun, 2018) ou Transit (Christian Petzold, id.) sont quelques-uns de ces films inquiets, à l’image encore de La Villa (2017), le dernier opus de Robert Guédiguian qui s’interrogeait pour sa part sur le devenir d’une poignée d’enfants venus trouver refuge sur son arche de l’Estaque, lui-même déjà bien à la dérive…
Sans prétendre résoudre quoi que ce soit, le cinéma raconte des vies, des destins brisés, des êtres en fuite, en lutte, en souffrance. Il donne chair et à comprendre. Il modèle un visage à la foule lointaine, grosse, anonyme. Il rapproche, fait lien, donne du sens. Il tente enfin de tempérer les passions, de susciter l’empathie, d’éloigner les peurs, de combattre la haine et l’aspiration au repli.
Présence intermittente
Amin, le sixième long-métrage de cinéma de Philippe Faucon (Fatima, 2015), a ceci d’original qu’il n’aborde pas cette question de l’exil sous l’angle de la traversée des frontières, de la traque, de l’angoisse, et de la mort. Il se situe après, longtemps après, pour ainsi dire. Dans la légalité du travailleur immigré partagé entre son pays d’accueil, où il travaille, et son pays d’origine, où vivent les siens, sa famille, ses amis.
Faucon s’intéresse ici au déracinement de l’immigration, qui est toujours un déchirement entre des proches. Il parle de l’être divisé entre deux espaces, deux cultures, deux vies. Il scrute la distance qui sépare Amin, le travailleur « installé » depuis neuf ans en France, et son Sénégal natal où celui-ci a laissé sa femme Aïcha et leurs trois enfants. Il s’interroge sans pathos sur la douleur de ces derniers, respectivement célibataire et orphelins d’un mari fantôme et d’un père intermittent.
Amin, la quarantaine, travaille sur des chantiers et vit en foyer avec d’autres immigrés comme lui. Sa famille, il ne la voit qu’une à deux fois par an – ses enfants, qu’il ne voit pas grandir, à chaque fois différents. Mais la nécessité fait loi. L’argent gagné par Amin, et qu’il apporte ou envoie régulièrement au pays, permet de faire vivre sa famille. Son présent, fait de labeur et de sacrifice, est tout entier tourné vers l’avenir. Dans l’espoir d’une existence meilleure pour lui et ses enfants (le prix de l’émancipation), Amin a placé sa vie entre parenthèses. Entre ici et là-bas.
Portrait diffracté de l’exil
Sa rencontre avec la douce et sensuelle Gabrielle, chez qui il est envoyé travailler pour quelque chantier domestique, va enrayer la mécanique. La misère sexuelle et sentimentale à laquelle il s’était habitué insinue bientôt le doute. Qu’est-il devenu ? À quelle espèce d’hommes appartient-il ? De quel pays est-il désormais le citoyen ?
Amin mesure progressivement la distance qui le sépare désormais de l’Afrique. Une autre histoire, une autre vie s’avère possible, d’autant que Gabrielle, vivant seule avec sa fille, se trouve elle-même à un tournant. Il n’en sera rien. Faucon détricote peu à peu l’écheveau amoureux et laisse son personnage au milieu du gué, en plein désarroi. Il s’interdit de scénariser cette hypothèse mélodramatique, lui préférant un contrepoint narratif pris en charge par le Marocain Abdelaziz.
Ce vieux travailleur immigré, installé en France depuis plus longtemps qu’Amin, a pour sa part construit une deuxième vie de famille en parallèle de celle qu’il a encore au pays. Et de laquelle il est aujourd’hui cruellement exclu par ses propres enfants qui lui reprochent son choix d’autrefois.
Film-choral, Amin ébauche et entrelace encore d’autres histoires, reliées entre elles par un montage cut dont les brutales ruptures renvoient à tout ce qui isole les personnages les uns des autres. À commencer par Gabrielle elle-même, en conflit ouvert avec son ex-mari et sa fille adolescente, ou le jeune Sabri, l’ami et collègue d’Abdelaziz, mortifié du désert affectif dans lequel sa condition de travailleur immigré le contraint si tôt, ou encore le très esseulé Abdelaziz, à la fois proche et loin de ses propres filles françaises (auxquelles il sera néanmoins parvenu à transmettre son amour de la musique).
Ces destins, esquissés en parallèle de la trajectoire d’Amin, sont la force et la limite du film de Faucon qui égare à s’éparpiller, qui dilapide l’émotion et la sympathie qui se sont peu à peu concentrées sur le sombre personnage éponyme. Son récit, conduit à la pointe sèche du réalisme documentaire, dessine néanmoins une saisissante image de la solitude de l’exil.
Philippe Leclercq
Voir sur ce site :
• « Fatima », de Philippe Faucon, une observation de la France contemporaine, par Jean-Marie Samocki.
• « Fatima », de Philippe Faucon. Journal d’une femme de l’ombre, par Antony Soron.
• « Une saison en France », de Mahamat-Saleh Haroun, par Philippe Leclercq.
• « Transit », de Christian Petzold. La guerre aux réfugiés, sous l’Occupation et aujourd’hui, par Philippe Leclercq.
• « La Villa », de Robert Guédiguian, par Yves Stalloni.