« Ailleurs », de Gints Zilbalodis
Ailleurs est ce que l’on peut appeler un film « fait maison ». Du cousu main par son auteur, un jeune Letton de vingt-six printemps, Gints Zilbalodis, qui s’activa, durant trois ans et demi, à tous les postes de sa confection : scénario, dessin, modélisation 3D, mise en scène, montage, son, musique… Le résultat est stupéfiant de maturité formelle – inversement proportionnelle à l’extrême modestie des moyens techniques et financiers mobilisés.
Voyage mental
Recommandé à partir de neuf ans, ce premier long-métrage d’animation (muet), Prix Contrechamp au Festival d’Annecy 2019, nous entraîne dans le sillage d’un garçon littéralement tombé du ciel. Son parachute s’est accroché aux branches d’un arbre à la suite d’un accident d’avion, et il pend dans l’air, inconscient. Son réveil est marqué par la présence à ses côtés d’un colosse qui tente de l’engloutir. Après lui avoir échappé, le garçon comprend qu’il a « atterri » sur une île. La découverte d’un sac à dos, précieux viatique de survie, et d’une moto l’aide bientôt à explorer les lieux et à trouver la possibilité d’un chemin conduisant vers d’autres hommes…
Ailleurs est un récit allégorique dont l’épure des images et l’absence de dialogues élargissent la proposition interprétative de la lecture. Quatre chapitres, annoncés par des cartons, en garantissent la structure narrative – « L’oasis interdite », « Le lac miroir », « Le puits aux rêves », « Le port dans les nuages » – et segmentent la chronologie de l’aventure du néo-Robinson sur son île déserte. Ou presque déserte, car le héros trouve dans la faune environnante (oiseaux, chats…) un soutien à sa quête.
Conte fantastique, sous-titré « Un voyage aux confins de l’imaginaire », Ailleurs promet la traversée d’espaces naturels propres aux lois du genre : forêts, lacs, montagnes, moins comme des obstacles à surmonter que comme des lieux à déchiffrer et à respecter. De fait, la tension dramatique n’émane pas tant de l’hostilité de l’environnement (extérieur) que des craintes (intérieures) du personnage envers l’inconnu.
Esprit conceptuel du jeu vidéo
Après la scène liminaire, le héros doit se relever de sa chute. Et se soustraire à la dévoration de l’ogre. Libéré des cordons qui le retenaient à son parachute, il trouve dans la fuite l’espoir d’une (re)naissance, le monstre – la mort – aux trousses. Sans savoir où il va, il suit d’instinct une voie tracée au sol et ponctuée d’arches, comme autant de figures circulaires de l’enfermement dont il lui faut sortir, s’extirper pour survivre. La traque, au cœur de la plupart des jeux vidéo dont Ailleurs reprend quelques éléments plastiques, tels que le traitement de l’espace et la traversée de « mondes » contigus et fortement contrastés, est un élément moteur de l’intrigue.
Dans ce film sans paroles et faiblement découpé, le regard signifiant du héros, dont les grands yeux candides sont cerclés de lunettes (d’aviateur), s’arrête souvent sur des alentours qui l’interrogent. Ces moments d’arrêt, empruntés à la dramaturgie des films d’animation japonais au même titre que les à-plats, les couleurs et la lumière du dessin (d’Hayao Miyazaki, notamment), sont des pauses dans le récit propices à la réflexion, à l’observation du monde comme moyen de compréhension de soi. Les regards échangés entre les êtres tissent un vaste réseau d’appartenance au vivant, un ensemble de liens rattachant l’homme à la terre et à ses vieux habitants, témoins discrets des temps primitifs (lézard, tortue, éléphants…).
Savoir partir
La course du garçon le conduit jusqu’à une oasis de verdure où il trouve une nourriture abondante. Il y rencontre également un oisillon jaune – sorte de double fragile comme lui encore inapte à l’envol, et bientôt compagnon de route – en qui il puise force et réconfort. Cette présence animale lui offre de découvrir la sollicitude, la capacité de protéger et de demeurer humain.
Mais, l’espace édénique est un leurre : il protège et enferme à la fois. L’entrée sphérique – une frontière gardée par le sombre colosse, le repoussoir, l’ailleurs menaçant, le surmoi, la Loi… – est celle d’une prison, d’un refuge dans lequel l’homme ne saurait vivre seul (trop) longtemps. Des graffitis (un cercle avec une silhouette au milieu) en répètent l’image à l’infini sur les murs, comme le signe d’une angoisse obsessionnelle, d’un ennui mortifère (celui connu des taulards). Enfin, la découverte de leur auteur (propriétaire du sac à dos et de la moto), désormais à l’état de squelette, mort d’inaction et de n’avoir su braver les dangers du dehors, apparaît comme un ultime appel au mouvement, à la vie, à l’envol. Le garçon doit trouver le courage de sortir de sa grotte ; un passage de colombes lui en indique le sens. Savoir affronter l’autre, l’ailleurs, l’inconnu est toujours une voie d’apprentissage et de connaissance.
Étapes de l’existence
Le jeune homme prend donc l’initiative de la route, avec, à l’opposé du héros de Daniel Defoe, l’espoir de retrouver à son bout la société des hommes. La carte découverte dans le sac à dos le lui suggère. Résolu à vaincre sa peur ontologique (à l’aspect multiforme du monstre), le garçon va de l’avant. Le franchissement des arches et le passage des mondes sont des étapes symboliques de son existence, de la lente naissance à lui-même et au monde, du difficile combat contre soi-même, face aux choix et aux contradictions qui le divisent.
Ce déchirement de l’être, que le film met en scène à travers la dialectique de la chute et de l’élévation, trouve dans la traversée du lac miroir l’expression d’un onirisme abstrait annonçant la fin, la chute du film. Vers qui ou quoi roule cet homme à moto ? Vers quelle promesse de vie et d’envol ? Vers quel mirage, quel reflet, quelle image (inversée) de lui-même se dirige-t-il ? La courte phrase musicale qui l’accompagne sur le lac, lancinante, répétitive, montante, aérienne, voudrait faire de ce passage le moment magique d’un glorieux renouveau, d’un précieux présage d’unité.
Dualisme thématique et esthétique
Au cœur de la forêt, le geyser – la vie – sort d’un trou en spirale. Le regard fixe des chats et du garçon exprime l’attente, la patience conquise sur l’effroi. La mare restante est le résultat des mouvements réversibles de la montée et de la descente de la gerbe d’eau. Deux mouvements qui s’annulent et imposent un éternel retour à l’ordre, accueilli avec une tranquille certitude par les chats eux-mêmes, répétés à l’identique. Les noirs félins savent que du chaos de la colonne d’eau naîtra le calme plat. Une horizontalité que la course du garçon en moto impose à la mise en scène comme forme de résistance à l’effondrement de soi. Telles les forêts d’arbres qu’il aura traversées, il aspire à s’élever, à se remettre sur pieds après sa chute de moto, à replacer la tortue sur ses pattes, les yeux et la tête levés vers le haut.
L’esthétique des images 3D favorise les vastes mouvements de caméra et l’escalade de l’échelle complète des plans. Comme le récit, rythmé par une alternance de vitesse (entre pauses et courses en moto), les plans panoramiques succèdent aux gros plans sur le visage et le regard expressif du héros. Cette dramatisation plastique se trouve répercutée dans le traitement de la bande-son, partagée entre musique électronique (aérienne) et bruitage réaliste (terrien) des éléments.
Émergence
De combien de naissances l’homme est-il capable ? C’est la question que pose le jeune réalisateur d’Ailleurs. Au passage du col de la montagne, le héros, pauvre Sisyphe, tombe, mort de fatigue ; l’ogre n’a plus qu’à se baisser pour s’en emparer… D’où le garçon puisera-t-il la force de se délivrer de ce qui le poursuit, l’enchaîne et l’écrase depuis le commencement ?
Qu’importent les aléas, ou le temps qu’il mettra (la parabole de la tortue), l’être déterminé sera toujours sûr d’arriver à bon port – à son port. Une avalanche risque encore de tout emporter sur son passage. Contre la menace de l’oubli, l’audace icarienne du grand saut. L’homme n’est jamais seul ni perdu. Au bout de la route, il y a aura toujours d’autres hommes pour l’accueillir.
Ailleurs est une fable admirable, un hymne poétique à la vie et à la gloire de l’homme, à son courage, à sa capacité de résilience, à son désir vital de s’unir. Son économie narrative, sa portée philosophique, sa puissance esthétique et son pouvoir de fascination le rangent aux côtés des plus belles réussites récentes du genre, La Tortue rouge, de Michael Dudok de Wit (2016), La Jeune Fille sans mains, de Sébastien Laudenbach (2016), ou J’ai perdu mon corps, de Jérémy Clapin (2019).
Philippe Leclercq