« Aharon Appelfeld, le kaddish des orphelins », documentaire d’Arnaud Sauli
Un dialogue filial entre l’auteur et sa traductrice, Valérie Zenatti
L’écrivain napolitain Erri De Luca a coutume de célébrer dans les entretiens qu’il accorde avec parcimonie, le travail de sa traductrice française, Danièle Valin, à laquelle il voue une confiance totale. La relation qui s’est établi entre Aharon Appelfeld, auteur de langue hébraïque et Valérie Zenatti, sa passeuse vers le lectorat francophone, n’apparaît pas moins fidèle.
Comme le met en perspective le documentaire d’Arnaud Sauli, cette relation dépasse d’ailleurs le cadre strictement littéraire, se doublant d’un enjeu de transmission et de filiation. Lors d’une intervention au Mémorial de la Shoah, la veille de l’obtention du Prix du Livre Inter 2015 pour Jacob, Jacob, Valérie Zenatti s’était déjà exprimée avec son enthousiasme si caractéristique afin de faire partager son travail de traductrice de l’œuvre d’Aharon Appelfeld.
Avec une infinie tendresse et une vraie passion pour l’écriture, elle a enrichi par ses remarques et réponses à l’auditoire la mise en voix du premier roman destiné à la jeunesse de l’auteur né le 16 février 1932 à Czernowitz, Adam et Thomas.
Porter la voix de l’auteur
Il a alors été question de l’influence de l’œuvre d’Appelfeld sur le travail de l’auteure d’Une bouteille dans la mer de Gaza ; influence que Valérie Zenatti a plutôt qualifié d’indirecte. En effet, de son point de vue, ce n’est pas tant la façon d’écrire d’Appelfed qui agit sur sa propre écriture que la vision du monde qu’elle dessine. La lauréate du Livre Inter s’est plu à se définir comme une écrivaine de la jubilation langagière, pariant sur les mots comme des passeurs de son imaginaire avec une confiance renouvelée à chaque nouvelle création qu’elle se destine à la jeunesse ou à un lectorat adulte.
Inversement, pour elle, Appelfeld écrit avec une méfiance certaine envers le langage ; celui si souvent de la trahison, de la duplicité et des intimations barbares. La traductrice a donc rencontré en Appelfeld son semblable et son antithèse, son infiniment proche avec lequel elle échange des mots d’humour au téléphone, et son pair lointain, conscience profonde d’une tragédie qui ne laisse l’initiative aux mots qu’au prix d’une épreuve entre désir d’écriture et crainte d’une trahison.
« Adam et Thomas », un livre à deux voix
Adam et Thomas est un livre fort, qui atteste de la résistance de deux enfants, seuls dans la forêt des contes, où leurs mères respectives les ont abandonnés afin de leur donner une ultime chance de survie au temps des rafles contre les Juifs. Expérience vécue par Aharon Appelfeld, faut-il le rappeler, qui trouve à tout juste dix ans le secours de la forêt pour se protéger, et transcrite dans Histoire d’une vie, paru en 2004.
Expérience sublimée plus tard (en 2014) par l’auteur dans sa première œuvre pour la jeunesse illustrée par Philippe Dumas, avec une retenue, un art de l’ellipse, que Valérie Zenatti, éminente traductrice de la langue hébraïque, parvient à retranscrire judicieusement.
Comme elle l’a mis en perspective au fil des questions, la romancière, scénariste, traductrice, a été touchée en tant que lectrice par la capacité du texte original de suggérer sans dire. Ainsi, les mots attendus comme “Hitler”, “camp de concentration”, “extermination”, ne sont pas prononcés, comme s’ils devaient restés à l’arrière-plan d’une histoire qui, malgré les difficultés que doivent surmonter les deux personnages, reste une aventure à hauteurs des yeux d’enfants.
L’écriture traductrice
De l’œuvre d’Appelfeld, quoi qu’elle en dise, et plus globalement de son travail de traductrice, Valérie Zenatti a sans doute approfondi une forme de ligne d’écriture, une ligne claire en somme où sonne le mot juste, le terme saillant qui sait pour autant laisser une place au silence de la prose, à la conscience co-créatrice du lecteur.
« Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur. » (Histoire d’une vie.)
Il est en outre important de rappeler combien le parcours polygraphique de l’écrivaine est déterminant dans l’affermissement de son style, combien écrire pour la jeunesse autant que traduire un auteur monumental de la conscience yiddish, innerve une écriture fluide et souple qui n’a d’autre passion que s’inscrire dans une démarche de transmission orale.
C’est aussi cette humilité du projet d’écriture que le jury du Livre Inter a primé en 2015 ; cette capacité, à l’inverse des auteurs exclusivement autocentrés, d’accepter les voix d’autrui, celles qui ne sont plus, en n’abdiquant jamais le droit d’appartenir à une culture, d’impliquer une tradition, de tracer une lignée, comme si l’écriture demeurait pour Valérie Zenatti, dans le sillage d’Aharon Appelfeld, le seul fil d’Ariane possible dans le labyrinthe d’une histoire contemporaine fatalement entravée par les conflits grégaires et héréditaires.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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• Extrait du documentaire d’Arnaud Sauli, “Aharon Appelfeld, le kaddish des orphelins ».
• Aharon Appelfeld, « Adam et Thomas », traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti et illustré par » Philippe Dumas, l’école des loisirs, 2014.
• Aharon Appelfeld, « De longues nuits d’été », traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, l’école des loisirs, 2017.
Voir sur ce site :
• Toutes les vies d’Aharon Appelfeld, par Norbert Czarny.
• « Jacob, Jacob », de Valérie Zenatti, prix du livre Inter 2015, par Norbert Czarny.
• Aharon Appelfeld, « Adam et Thomas », traduit par Valérie Zenatti, illustré par Philippe Dumas, par Norbert Czarny.
• Entretien avec Aharon Appelfeld à propos de son premier livre pour la jeunesse, « Adam et Thomas », par Valérie Zenatti.
• « Mensonges », de Valérie Zenatti. Un exercice d’admiration, par Norbert Czarny.