Aharon Appelfeld, « Adam et Thomas », traduit par Valérie Zenatti, illustré par Philippe Dumas

Aharon Appelfeld, "Adam et Thomas", traduit par Valérie Zenatti, illustré par Philippe DumasDes histoires d’anges dans la forêt

« Ils marchaient main dans la main, rapidement. Ils arrivèrent à la lisière de la forêt avec le lever du jour. »
Voici la première phrase du nouveau roman d’Aharon Appelfeld. Tout est là : la sobriété de la prose et la densité d’un univers.
Celles et ceux qui ont lu Histoire d’une vie, Le garçon qui voulait dormir ou La Chambre de Mariana, pour ne prendre que trois exemples dans une œuvre riche, savent que la forêt dans laquelle arrivent des personnages de ce romancier n’est pas n’importe quel espace. C’est celui que l’enfant a rejoint, dans la nuit de la persécution nazie ; c’est à la fois l’espace effrayant et celui de la survie.

Adam et Thomas

C’est bien sûr et d’abord, pour tous les enfants, l’espace du conte dans lequel des enfants sont abandonnés, s’égarent, ou trouvent refuge. Ainsi en va-t-il pour Adam, le premier enfant de ce conte. Adam porte le prénom qui convient. Il sait transformer un lieu qui pourrait être hostile en jardin d’Éden. Il cueille des fruits que les très belles illustrations de Philippe Dumas, semblent tendre au lecteur (on renvoie ici aux pages 46 et 73 qui ne laisseront pas indifférents les amateurs de cerises ou fraises des bois…).
Adam est un enfant agile, proche des choses concrètes, sans crainte. Il rencontre son contraire en Thomas, l’autre enfant du titre, moins habile dans la nature, intellectuel pas toujours apprécié de ses camarades de classe qui ne voient en lui que le bon élève myope, fils de professeur de surcroît. Entre les deux garçons, l’entente est bientôt parfaite. L’un apporte à l’autre ce qui lui manque, tous deux se tenant chaud dans leur cachette, un nid au sommet d’un arbre. Les rêves peuplent leurs nuits, éclairent le présent, l’avenir. C’est un autre havre, une brèche dans le temps des hommes, des guerriers et des assassins.

Les orphelins et les anges

En effet, cette histoire ressemblerait à une heureuse robinsonnade si l’on n’était pas au beau milieu de la guerre, dans une région jamais nommée que l’on reconnaît toutefois. C’est la Bucovine d’Appelfeld, cette partie d’Europe centrale dans laquelle les langues se croisent, l’allemand, le yiddish, le ruthène ou le polonais, pour n’en citer que quelques-unes. Dans cette zone, on a enfermé les Juifs dans des ghettos, des trains partent, des prisonniers tentent de fuir et traversent la forêt. L’Armée rouge n’est pas loin.
On devine que les faits se déroulent après la victoire de Stalingrad, et que les troupes nazies refluent. Ce qui n’ôte rien à leur rage et à leur envie d’exterminer. Mais comme dans tous les contes, cette dimension historique est estompée. De même que sont présentées de façon schématique les troupes de l’Armée rouge. Seule leur dimension libératrice est mise en relief, et il est vrai que pour les enfants, pour leurs mères qui viennent les retrouver, cette armée est celle qui les sauve et les soigne.
Il est des contes qui se terminent mal ; la plupart privilégient une résolution qui punit les méchants et préserve les gentils. L’histoire d’Appelfeld et de beaucoup d’enfants ou de jeunes ayant eu son âge en 1944 est celle d’orphelins que nul n’est venu chercher dans la forêt. Tel n’est pas le cas ici. La puissance du conte réside dans la rencontre entre les deux garçons, et dans celle qu’ils font avec Mina, une petite fille qui ne parle jamais, semble d’une fragilité immense, mais qui chaque jour dépose de quoi manger au pied de leur arbre.
Mina était en classe avec eux. Elle vit chez un paysan et on ne dira pas comment elle apparaît à ses deux compagnons aux deux tiers du récit. Disons simplement qu’elle est cette « petite fille d’un autre monde » qui donne son titre au livre dans sa version israélienne. À plusieurs reprises, les deux garçons se demandent si elle n’est pas un ange. On lira Tsili, l’un des romans qu’Appelfeld a écrits pour les adultes pour comparer. Le mot « ange » revient souvent dans le récit. C’est aussi par ce terme que les fuyards, poursuivis par leurs persécuteurs nazis, qualifient les deux héros qui les aident.

Le dialogue des enfants est celui de l’écrivain,
des deux parts de lui-même

Si la forêt protège des hommes qui les pourchassent, comme ils pourchassent les adultes, si elle nourrit en partie les enfants, elle subit comme toute vie les aléas des saisons. La pluie, le froid, le gel mettent en danger leur existence. Diana, la servante qui œuvrait auprès de la mère d’Adam pourrait ou devrait les accueillir. Mais les enfants préfèrent rester dans leur nid. Et puis Mina ou un paysan ne sont pas seuls à les aider. Le chien d’Adam, Miro, arrive bientôt, qui sera leur compagnon fidèle jusqu’au dénouement. Il semble que le Dieu ou hasard, leur envoie ce qui manque : le chien, de quoi se nourrir, le soleil en été, un manteau qui protège de l’eau ou du froid par exemple.
Adam penche pour la divinité, toujours présente dans l’Histoire juive, dans la foi qui aide à traverser le temps. Thomas est un rationaliste, élevé par un pédagogue attaché aux Lumières et à leur propagation. Le roman ne tranche pas et on sait combien Appelfeld se garde de toute leçon. Pas de morale, pas de prêche. Le dialogue des enfants est celui de l’écrivain, les deux parts de lui-même, entre lesquelles il  ne saurait trancher.
Adam et Thomas est le premier livre écrit par Appelfeld pour des enfants. Comme tous les grands livres, il est intemporel et ne s’adresse pas à un seul public. Bien des êtres qui, hier ou aujourd’hui, ont dû ou doivent fuir les persécutions se reconnaîtront dans ces pages. Elles sont limpides, ne cherchent pas à expliquer, à remplir quelque devoir trop souvent martelé. Elles empruntent aux rêves d’enfants, arpentent les lieux qui leur font peur et les fascinent, elles présentent des héros qui aiment la vie, les fruits, les animaux qui nous accompagnent. C’est assez pour qu’on lise et relise.

Norbert Czarny

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• Aharon Appelfeld, « Adam et Thomas », traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, illustré par Philippe Dumas, l’école des loisirs, 2014, 152 p.

• Voir sur ce site l’entretien avec Aharon Appelfeld recueilli et traduit par Valérie Zenatti.

• Le roman des ressemblances : « Le garçon qui voulait dormir », d’Aharon Appelfeld, par Norbert Czarny.

« Mensonges », de Valérie Zenatti : un exercice d’admiration, par Norbert Czarny.

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Norbert Czarny
Norbert Czarny

2 commentaires

  1. Effectivement, l’article de Mr Czarny a très bien détaillé la justesse de ce roman, dit « pour enfants », mais dont il faut comprendre au plus profond de soi l’histoire, celle de deux gamins Juifs de près de dix ans, ayant fui le ghetto…Sans famille, seuls, dans une forêt épaisse, mais qui deviendra leur refuge. La question que l’on pourrait se poser est : comment Thomas aurait survécu sans Adam ?
    En effet, les principales inventions viennent de l’esprit créatif d’Adam, qui fera de Thomas, petit citadin des villes, un garçon des campagnes, endurci par la guerre et leur foyer provisoire…
    Car, si la forêt les protègent, elle ne les épargnent pas des pas des fuyards, des coups de fusil de leurs poursuivants, et du froid, terrible froid, qui les poursuivra durant tout l’hiver.
    Et puis il y a Mina, l’âme paisible du roman, qui sauvera Adam et Thomas d’une faim atroce, en bravant les dangers pour leur porter de quoi se nourrir.
    Battue, maltraitée, elle finira par rejoindre ses anciens camarades des bancs de classe, dans un état proche de la mort…
    Les retrouvailles avec les mères, le médecin protecteur, c’est cela qui fera tomber le rideau d’un roman mûr, qui emmène à réfléchir sur la guerre, et le destin de trois enfants Juifs, dans un monde hostile…
    Ludmilla SORON 11 ans, en 5ème

  2. Norbert Czarny étaye remarquablement le propos d’Appelfeld.
    Beau texte qui travaille sur la tension entre l’indiscible et le concret. Il est important que les oeuvres dites de « jeunesse » ne soient pas toutes formatées « dans le même moule » et ne cherchent pas à « sur-expliciter » le propos. Cela dit, pour des enfants de 10 à 12 ans, il pourra être intéressant de ménager une co-lecture avec un adulte. Car « c’est âpre », « douloureux » et en même temps tellement beau comme les sanglots longs des violons yiddish des Klezmer.
    Un nouveau livre essentiel à lire et à relire comme le conclut le commentateur.

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