« Agatha Christie, le chapitre disparu », de Brigitte Kernel
Avec Agatha Christie, le chapitre disparu, Brigitte Kernel s’empare de l’un des épisodes les plus controversés de la vie d’Agatha Christie – la disparition temporaire de la romancière déjà célèbre au début de l’hiver 1926 – et donne partiellement raison à François Rivière qui verra dans cette péripétie l’acte de vengeance d’une femme bafouée à l’encontre de son mari, le major Christie ( Agatha Christie, duchesse de la mort, Le livre de poche, 2008)..
Rappelons les faits : en décembre 1926, le cabriolet d’Agatha Christie qui a fait une sortie de route est retrouvé en pleine campagne non loin de Guilford, à quelques dizaines de mètres du lac de Silent Pool. Son manteau – on est en plein hiver – est retrouvé à l’arrière de la voiture. Quant à la propriétaire du véhicule, elle s’est comme évanouie dans la nature.
Toute l’Angleterre en émoi
Toute l’Angleterre se passionne bientôt pour cette disparition qui concorde si bien avec l’univers de la romancière. Si Madame Christie vient d’accéder à la renommée avec Le Meurtre de Roger Ackroyd, sa vie personnelle et sentimentale vire au cauchemar. 1926 constituera toujours pour la créatrice d’Hercule Poirot une sorte d’annus horribilis : elle a perdu sa mère dans le courant du mois de mars et, à la fin de l’été, son mari Archibald lui annonce son intention de divorcer pour se remarier avec sa secrétaire, Nancy Neele.
L’affaire de la disparition d’Agatha Christie, amplement relayée par la presse, soulève un vif émoi dans la population. Pendant onze jours policiers et volontaires traquent avec acharnement le moindre indice permettant de retrouver celle qui déjà apparaît comme la reine du roman policier. L’étang de Silent Pool est systématiquement dragué, des battues sont organisées dans tout le pays.
Dorothy Sayers, romancière et créatrice du fameux lord Peter Wimsey et qui avait défendu Le Meurtre de Roger Ackroyd contre ses détracteurs fait partie des bénévoles. Sir Arthur Conan Doyle lui-même entre en scène, faisant appel aux services d’un médium pour retrouver sa jeune consœur.
L’écriture comme exutoire
Brigite Kernel – et c’est là tout l’intérêt de son roman – a volontairement délaissé tous les aspects sensationnels de l’intrigue pour cerner, par le biais d’une écriture délicate, la psychologie du personnage d’Agatha Christie qu’elle dépeint sous les traits d’une femme malheureuse et désemparée. Après un suicide raté, la romancière décide de se confier à sa meilleure amie, laquelle la conforte dans les idées de vengeance suscitées par le mari infidèle.
Agatha prend alors la décision, après avoir quitté son amie londonienne, de se rendre à Harrogate, ville d’eau du Yorkshire, l’un de ces endroits passés de mode qu’elle adorera décrire dans ses romans, nostalgique qu’elle restera toujours des premiers temps de l’Angleterre édouardienne. Si elle choisit cette destination, c’est précisément parce que son mari l’a dénigrée peu de temps auparavant.
Elle se dissimule sous un nom d’emprunt (Neele, le nom de sa rivale) au Swan Hydropatic Hotel, et fait la connaissance d’une nouvelle amie, Joan Scudamore, qui lui inspirera le personnage du même nom, héroïne de Loin de vous ce printemps (Absent in the Spring), l’un de ces romans dépourvus d’intrigue policière qu’elle devait publier sous le pseudonyme de Mary Westmacott.
L’irréalité ou le théâtre de l’intériorité
Le procédé qui consiste à confronter le romancier à ses personnages n’est pas nouveau mais il donne à l’intrigue une touche d’irréalité bienvenue. Ces onze jours que devait s’octroyer la romancière ont suscité bien des polémiques auxquelles la créatrice d’Hercule Poirot se garda toute sa vie de répondre, y compris dans ses mémoires (Une autobiographie (Le livre de poche, 2007) dans lesquelles elle choisira d’élider purement et simplement l’épisode – d’où le titre du roman de Brigitte Kernel, Le Chapitre oublié.
Cette dernière campe une Agatha Christie qui, en permanence, semble se mouvoir sur le fil du rasoir : guettée par la tentation du néant, elle lutte contre les assauts de la dépression en se réfugiant dans l’écriture.
Le Swan Hotel paraît, lui aussi, teinté de cette irréalité surannée qu’Agatha Christie se plaira à cultiver dans certains de ces romans comme À l’hôtel Bertram. « Le suspens, les meurtres que je décris, affirme-t-elle, au cours de l’intrigue, ne m’effraient pas, ils m’amusent, mon métier de romancière est un théâtre permanent, je n’arrive pas à m’imaginer une seule de mes histoires possibles. »
Un personnage impuissant devant le spectacle de sa propre vie
Brigite Kernel a la bonne idée d’intercaler dans le flux d’une narration presque tout entière rédigée du point de vue de son héroïne, des scènes dialoguées qui mettent en scène le personnage d’Archibald Christie aux prises avec les protagonistes de l’intrigue. Ainsi, le personnage d’Agatha semble-t-il devenir comme le spectateur impuissant de sa propre vie qui lui échappe.
Tout concourt donc dans ce roman subtil à mettre en scène le trouble d’une Agatha Christie, plus victime que machiavélique qui, dans l’une des plus grandes crises de son existence, n’a trouvé d’autre ressource que de fuir.
On ne saurait mieux recommander, en regard du roman de Brigitte Kernel, de lire ou relire Loin de vous ce printemps, récit désenchanté et poétique d’Agatha Christie, publié en 1944 sous le nom de Mary Westmacot (Le livre de poche, 1990), dont Agatha Christie, le chapitre disparu imagine la genèse, avec subtilité et perspicacité.
Stéphane Labbe
• Brigitte Kernel, “Agatha Christie, le chapitre disparu”, Flammarion, 2016, 240 p.