Écrire une nouvelle (IV). Vive la contrainte !
Le concours Nouvelles avancées, ouvert aux collégiens, aux lycéens, aux étudiants et qui est promu par le ministère de l’Éducation nationale, a pour objet de réconcilier les sciences et les lettres.
Le thème proposé cette année, les coïncidences – Comme c’est curieux, comme c’est bizarre, et quelle coïncidence!–, suscite immédiatement la réflexion et la rêverie.
Mais il n’est pas facile de partir de rien. Des personnages à inventer… Une intrigue à tricoter… Un décor à planter… Le vertige des possibles peut tarir l’imagination. Si vous y êtes sujet, ne vous affolez pas ! Il existe un moyen de s’assurer des prises : partir de ce qui existe déjà. Vous choisir des contraintes.
Légendes, mythes, événements historiques appartiennent à l’imaginaire commun. À vous aussi, donc ! Libre à vous d’en user comme tremplins, de les modifier, de les détourner, de les parodier, en un mot : de vous les approprier. Ce ne sont certes pas Racine, Corneille, Dumas, qui vous jetteront la pierre… Non plus que les Monty Python, au cinéma.
Vous répugnez à emprunter personnages et intrigues ? Les contraintes formelles vous aideront à baliser votre chemin d’écrivain. Dialogue socratique, interview, journal intime, lettre(s), échanges de mails, testament, message dans une bouteille : avec les contraintes du genre naissent les idées. N’hésitez pas, piochez, comme l’ont fait avant vous les lauréats des précédentes éditions…
Mythologie et histoire biblique
L’Arche de Noé
« Le huitième jour », 2e prix Étudiants scientifiques
Sujet du concours (5e édition )
Mélange des genres : panique chez les taxons !
Intrigue
Noé, sommé par l’Éternel de sauver un couple de chaque espèce, se trouve bien embêté : – il n’y aura pas assez de place pour tout le monde à bord de l’Arche ; – à force d’unions consanguines, les espèces vont dégénérer. Comment faire ?
Les emprunts à la Bible
L’Arche et sa description (300 coudées de longueur, 50 coudées de largeur…) ; Noé et sa famille ; les commandements de l’Éternel au prophète (avec un anachronisme volontaire : le buisson ardent).
Les inventions de l’auteur
Parmi les animaux à sauver : les dinosaures (très encombrants) et les licornes (d’une intelligence cruelle et diabolique)…
Les clins d’œil à Darwin : – mise en scène de la sélection naturelle, à travers l’affrontement d’un pinson à bec long et d’un pinson à bec court guignant le même ver caché dans un petit trou ; – Noé et ses contemporains possèdent des ailes et des pouvoirs pyrokinétiques (que la sélection naturelle ne conservera donc pas !).
Les anachronismes : les considérations de Noé sur la biodiversité et la préservation de l’environnement ; la description du chantier naval, des relations du patron (Noé) avec ses ouvriers…
Le jeu sur la relation entre l’Éternel et son prophète : Dieu est inconséquent et capricieux ; le prophète fait en sorte de rattraper Ses bourdes.
Noé se tire d’affaire grâce aux deux inventions de l’auteur : il utilise la licorne pour massacrer les dinosaures ; il ne fait pas entrer la licorne à bord de son Arche.
L’intérêt de ce détournement
L’effet comique (nouvelle résolument humoristique : on rit d’un bout à l’autre). L’intégration astucieuse de la science dans un épisode de la Genèse (extinction des dinosaures ; sélection naturelle). Une variation très décalée et réussie sur un thème rebattu : les rapports entre science et religion…
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Bellérophon et la Chimère
« Bellérophon ou de la Chimère », 1er prix Grand public
Sujet du concours (5e édition )
Mélange des genres : panique chez les taxons !
Intrigue
En route pour affronter la Chimère, Bellérophon, tout armé et casqué, rencontre Socrate… L’auteur s’est imposé une double contrainte : contrainte de fond (un épisode mythologique) ; contrainte de forme (un dialogue platonicien).
Les emprunts à la mythologie
Bellérophon part affronter la Chimère ; il est mandaté par Iobatès, roi de Lycie ; il y parviendra en apprivoisant le cheval Pégase.
Les emprunts à Platon
Le personnage de Socrate ; la forme du dialogue ; le style des dialogues, brillamment pastiché : questions brèves, mise en scène de la maïeutique.
Les inventions de l’auteur
Dans la mythologie, c’est Athéna qui souffle à Bellérophon, en rêve, de capturer Pégase pour venir à bout de la Chimère. Dans la nouvelle, Bellérophon parvient à cette conclusion grâce à la maïeutique socratique, qui le fait s’interroger sur la nature de la Chimère.
L’intérêt de ce détournement
L’habileté du pastiche ; le double traitement du sujet « mélange des genres » : – genre au sens scientifique d’espèce (la Chimère, archétype du mélange des genres) ; – genre littéraire : philosophie (Platon, Socrate), mythologie (Bellérophon).
Un plaidoyer ludique pour la pensée conceptuelle, nécessaire préalable à l’action. L’auteur – qui s’en étonnera ? – est professeur de philosophie en lycée…
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Événements historiques
La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb
« La découverte des Amériques », 4e prix Étudiants scientifiques
Sujet du concours (3e édition)
Eaux d’ici, eaux de là, 2012 : l’Odyssée de l’eau
Intrigue
Après dix semaines de navigation passées en beuveries ininterrompues, Christophe Colomb se réveille avec une terrible gueule de bois et plus une goutte d’eau à bord.
Les emprunts à l’histoire
Le personnage principal, Christophe Colomb, natif de Gênes ; la date : 12 octobre 1492 ; les trois navires : deux caraques et une caravelle, La Pinta, vaisseau-amiral de Christophe Colomb ; la mission confiée par le roi d’Espagne.
Les inventions de l’auteur
L’auteur joue sur deux registres, dans le but de produire un effet comique :
• Transformation du héros en anti-héros
– Un paresseux casanier, alcoolique et fumeur de haschich ; – manquant de toute ambition ; – effectuant sa mission contraint et forcé par le roi ; – nul en navigation, capitaine calamiteux et irresponsable ; – en quête non de l’Amérique, mais d’un peu d’eau pour faire fondre son aspirine après avoir fait jeter à la mer toutes les barriques d’eau douce dans un accès d’ivresse.
• Anachronismes
L’auteur importe en 1492 le cursus et les mœurs des élèves-ingénieurs d’aujourd’hui. Christophe Colomb : ancien élève d’une grande école, passionné de mécanique des fluides et de calcul des structures ; ses envois de CV, ses entretiens d’embauche, son rêve d’une carrière dans la recherche théorique, son dépit d’être envoyé sur le terrain.
À bord de La Pinta : binge-drinking à l’eau de vie ; présence de tubes d’aspirine, d’un passeport et d’un visa pour les Indes.
L’intérêt de ce détournement
L’effet comique. La transposition méthodique d’un grand exploit historique en mésaventure ordinaire d’un jeune ingénieur d’aujourd’hui : un modèle de rigueur dans le délire !
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L’attentat de Sarajevo
« La Passion selon Gavrilo Princip », 3e prix Étudiants scientifiques
Sujet du concours (2e édition)
Un clic, un bug, un imprévu… et tout bascule !
Intrigue
28 juin 1914. Après l’attentat raté de la matinée, l’étudiant Gavrilo Princip rencontre Mileva Einstein dans une épicerie.
Les emprunts à l’histoire
Ils sont très nombreux, très détaillés, ce qui produit un puissant effet de réalité.
• La chronologie de la journée : l’attentat raté du matin, dont les circonstances sont minutieusement décrites ; l’hospitalisation des blessés ; la visite programmée de l’archiduc et de sa femme à l’hôpital ; la pause déjeuner de Gavrilo Princip dans une épicerie fine.
• Les déplacements des uns et des autres dans la ville : Gavrilo traverse le Pont Latin et le quai Appell ; il entre dans une épicerie donnant sur la rue et le Pont Latin. La voiture de l’Archiduc longe le quai Appell et s’engage dans une petite rue, où elle cale.
Les inventions de l’auteur
Elles sont au nombre de deux, elles aussi développées avec force détails réalistes :
• Mileva Einstein, épouse du grand physicien, se trouve par hasard dans les parages ce jour-là. Emue par la silhouette de Gavrilo qui lui rappelle son mari au temps de leur jeunesse, elle le suit dans l’épicerie et entame un dialogue avec lui. Découvrant qui elle est, Gavrilo, passionné de physique, lui demande de lui expliquer la théorie de la relativité restreinte, et il en oublie l’archiduc…
• Le moteur de la voiture où se trouvent l’archiduc et sa femme, une double Phaéton, est au bord du coulage de bielle. L’auteur décrit par le menu la fonte progressive de la régule jusqu’à l’arrêt de la bielle et du piston n°3, devant l’épicerie. C’est alors que Gavrilo aperçoit la voiture, et se souvient de sa mission…
L’intérêt de cette adaptation
En introduisant le personnage de Mileva et la panne, l’auteur donne un relief nouveau à l’événement :
• La disproportion entre petites causes (coulage de bielle) et grandes conséquences (la Seconde Guerre mondiale) s’en trouve accentué ;
• Le personnage de Gavrilo Princip acquiert une dimension encore plus tragique (son amour pour la science a failli le sauver et éviter la guerre).
Par son regard d’élève-ingénieur nourri au lait de la physique et de la mécanique, l’auteur donne une relecture personnelle très convaincante d’un épisode célèbre de l’histoire du XXe siècle.
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Conclusion
S’inventer des contraintes, ce n’est pas seulement éviter le vertige de la page blanche : c’est s’offrir un moyen de s’exprimer sans en avoir l’air…
Laurence Decréau
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• Voir sur le site de « l’École des lettres » les précédents articles de Laurence Décreau consacrés à l’écriture de la nouvelle :
– Écrire une nouvelle (I). Par où commencer ?
– Écrire une nouvelle (II). Comment n’être ni trop court ni trop long ?
– Écrire une nouvelle (III). Comment trouver une chute ?
• « Nouvelles avancées » : le concours de nouvelles qui réconcilie les sciences et les lettres, session 2014-2015.
• Toutes les informations pratiques sur le concours sur Eduscol.
• Les nouvelles doivent être déposées sur le site du concours le 24 janvier au plus tard :https://nouvelles-avancees.ensta-paristech.fr